C’est un soir de novembre. Le froid s’installe doucement dans les rues et dans le cœur des gens. Ce soir il pleut. Ce n’est pas très important pour Simon, c’est son anniversaire. Queen passe en boucle dans l’appartement et se mélange à la voix des jolies filles. Elles sont jolies les filles, tout le temps. Il est vingt-trois heures quarante-cinq et les gens boivent.
Il est vingt-trois heures quarante-cinq et les portes d’une voiture claquent à quelques centaines de kilomètres de là. C’est un couple et ses enfants qui rentrent de vacances. C’était bien le sud, c’était bien le soleil, mais il est l’heure de rentrer. La radio ronronne et endort les petits. Il ne reste plus qu’à rouler et imaginer le paysage assombri par la nuit. Quelques fois, on peut croiser des biches.
Impact dans deux heures et seize minutes.
Qu’est-ce qu’il fait bon dehors. Deux amoureux s’enlacent sur le balcon. Ça fume, ça boit. Rien d’alarmant. Simon est heureux pour les gens heureux, mais je crois bien qu’il aimerait être heureux pour lui aussi. Alors il se réfugie dans une bouteille de vodka. Elle sera trop forte, il le sait. Elle l’achèvera, le rendra plus docile et plus faible. Un genre de dépression amoureuse programmée, oubliée par des mains qui le tirent pour qu’il vienne danser.
Il faut qu’ils parlent un peu. Les enfants dorment toujours et Chloé pose sa tête contre l’épaule de celui qu’elle chérit depuis si longtemps. Ses joues vibrent à chaque secousse de la voiture. Ces vacances, c’était les dernières avant un petit moment. C’était pour plaire aux enfants. Maintenant, il va falloir finir le mois avec quelques galères et quelques larmes sûrement. Mais ils se le sont promis, ils resteront forts. Et puis, leurs parents les aideront un peu s’il le faut. Ce n’est qu’une mauvaise passe.
Impact dans cinquante-huit minutes.
Ça y est, il se remet à pleuvoir. Les mégots s’entassent dans les verres. Les gens s’entassent dans des canapés. De la musique forte toujours. « Je donnerai tout ce que j’ai sur moi, juste pour te voir danser encore une fois ». Chanson mélancolique qui glisse sur les lèvres de ceux qui tiennent encore le coup. L’alcool a endormi les amoureux. Il reste quelques parts de pizzas. Au milieu du salon, on y voit tourner des robes, des bras, des rires et des corps contre des corps. Ce n’est pas tous les jours qu’on a vingt ans.
Tout le monde dort. Vincent songe à s’arrêter un peu pour se reposer, mais il vaut mieux qu’il roule. Ils seront chez eux plus tôt demain. Il aura le temps de dormir. A la radio passe une émission sur le mode de vie des hérissons. Rien de très passionnant mais ça s’écoute. C’était bien ces vacances. Il avait fait un peu trop frais pour profiter des vagues, mais ils avaient pensé à autre chose. Et puis les enfants aiment ça, la plage, les coquillages et la Biafine sur les coups de soleil à l’automne. De toute façon, c’était surtout pour les enfants.
Impact dans douze minutes.
Il n’est pas tard, mais suffisamment pour certains d’entre eux. Demain, travail à six heures. « Ça va piquer au réveil. » De toute façon ils ne sont pas loin, une quinzaine de minutes en voiture. Et puis ça va, Ambre n’a pas trop bu. Elle tient debout donc pas de quoi s’inquiéter. De toute façon elle le répète, elle n’est pas bourrée. Quinze petites minutes et ils seront rentrés. Ils enverront un message à Simon, c’est promis.
C’est fascinant et effrayant à la fois de rouler en forêt la nuit. Mais pour l’instant, si l’on ouvre les fenêtres, on entend encore les cigales. Ça rassure. Le moteur tourne et fait se fermer quelquefois les yeux de Vincent qui résiste. Il fait noir et les panneaux sont un peu effacés par le temps. Mais il n’est pas inquiet, cette route il la connaît par cœur. Il passait ici quelques fois quand il était plus jeune.
Impact dans sept minutes.
Quelques minutes pour dire au revoir. Un dernier câlin d’anniversaire. De toute façon, mardi soir ils remettent ça. Elles sont quatre à rentrer. Dans la voiture, tout le monde dormira. Ambre sait ce qu’elle fait. Elle démarre et passe le portail de la résidence. Son téléphone est branché aux enceintes, et dégage une musique forte et entraînante. Le genre de musique qui tient les gens éveillés. Le genre de musique qui rend les gens libres. Le genre de musique qui fait rouler vite.
Les enfants dorment toujours. Vincent fredonne quelques notes pour étouffer son ennui. Il ne croise que très peu de voitures, ça le rassure un peu. Ouf, il sort de la forêt. Il y fera moins sombre. Et puis, la route longe la mer éclairée par la lune. Il paraît qu’on peut y voir des sirènes.
Impact dans quatre secondes.
Pas de sirènes. Pas d’ambulance. Rien. Juste le silence de cette nuit, et la voiture du couple et de ses enfants qui passe.
Simon est sorti de son appartement quelques minutes plus tôt. Il a descendu les quatre étages d’escaliers en courant. Puis, haletant, a hurlé le nom de son amie. Ambre s’est arrêtée. Le garçon s’est approché de la voiture, a jeté un coup d’œil à l’arrière. Trois filles fermaient déjà les yeux, endormies par la fatigue et le vin blanc. Devant, fenêtre baissée, Ambre lui a demandé ce qu’il se passait. Il ne fallait pas qu’elles prennent la route. Elles avaient bu, tout le monde avait bu. Et beaucoup trop. On ne savait jamais. Et puis, il y avait de la place chez lui. Elles partiraient tôt demain. Leurs sourires ne devaient pas être les derniers. Leurs chants ne devaient pas cesser d’exister. Il restait encore trop d’anniversaires à fêter, trop de musiques sur lesquelles danser, trop de rencontres à faire.
Surtout, il restait les prochaines vacances. Et puis, les suivantes. Et puis encore celles d’après. Il restait le bruit des vagues sur les rochers, le bruit des verres qui s’entrechoquent. Joli soir de novembre.
Pauline Gauer