Est-ce que c’est une musicienne écrivaine qui danse ? Une journaliste lectrice qui écrit en chantant quand la danse se fatigue ? Un tourbillon d’idées qui se balade entre la scène et la rue, pour qui les souvenirs sont des marques-pages qui finissent en roman ? C’est tout ça, sans frontières, que des trains ne pourraient abolir, que des matins tous différents ne sauraient conquérir. Il y a des espaces à inventer, des moments à investir, et des Noms secrets à trouver aux choses. D’ailleurs, tiens, c’est le nom de son second roman en solitaire, Le nom secret des choses, et celle dont je vous parle, c’est Blandine Rinkel. 

Il est Nancy et quart quand j’arrive à 15 mais tout seul d’une nouvelle heure place Stanislas. Trouver un restaurant, qui accepte les écrivains. Enfin les tickets du Livre sur la Place, où elle défend son roman entre dialogues et signatures. Finalement, passage des Arts, comme à l’abri de toutes les frénésies, même des motos du vendredi et des jeunes en sorties, on discute. On mange aussi, en se disant que les parois entre les disciplines mériteraient bien de faire un régime. Elle me fait penser à sa narratrice, je sens une soif infinie, cette curiosité, vous savez, qui guide, rassure et brûle à la fois. 

Dans son roman, la narratrice arrive à Paris, après le bac. Comme venue faire son droit dans un roman du 19ème, sauf que là elle fait sa vie. Elle découvre et apprend, surtout des gens, et d’une grande figure, celle d’une Elia. Paris l’a prend, lui chuchote des trucs, qu’elle note. Et se renseignant sur les choses, qu’elle ne connait pas encore, elle s’apprend toute seule et sur elle. Elle grandit vite et se réinvente, se métamorphose.



Arthur :
Blandine Rinkel, est-ce qu’on peut dire que Le nom secret des choses est un roman d’apprentissage ? 

Blandine Rinkel : Oui, on peut le dire, j’aime même bien l’idée que ce soit un roman d’initiation ou d’éducation. Je m’en suis rendu compte une fois que le livre était bien engagé, mais j’aimais l’idée d’actualiser les romans d’apprentissage du 19ème. 

On a dans la tête que c’est un truc banal, je ne sais pas si c’est si banal aujourd’hui. En tout cas je n’avais pas lu de roman d’apprentissage du 21ème siècle. Ça m’intéressait de décrire aujourd’hui ce que c’est de changer de milieu, de changer de ville, d’arriver quelque part et de découvrir des codes qui ne sont pas les siens.                

Arthur : C’est aussi un livre sur l’apprentissage de l’amitié. Sur une première grande histoire d’amitié, et sur comment on apprend à vivre sans quelque chose d’aussi fort. 

Blandine Rinkel :  Il y a plusieurs façon de le recevoir et de lire le livre. Quand on écrit un livre on ne sait pas comment il va être reçu. On apprend à le lire à travers les autres. Les choses qui reviennent le plus, c’est que c’est un livre sur le féminisme, sur la lutte des classes. 

Quelqu’un m’a dit récemment que c’était ni l’un ni l’autre. Mais plutôt un livre sur le temps qui passe, les relations qui s’étiolent. Sur le fait qu’on grandit dans un village et qu’on voit l’épicerie du village être remplacée par un Super U, qu’on se perd dans les rayons et qu’on ne reconnaît plus son enfance. Un livre sur les choses qui changent, sur les métamorphoses. 

Arthur : Puisqu’on en est là, et parce qu’il en est beaucoup question dans ce livre, que la narratrice les vit avec passion, qu’est ce qu’une métamorphose ?  

Blandine Rinkel : J’aime bien l’idée animale que pour qu’il y ait métamorphose, il faut que quelque chose couve par en dessous, que quelque chose pousse. ça peut être la poussée d’un désir, qui prend tellement de place que ça change le corps, l’expression, le visage ça peut être la poussée d’une honte aussi, qui grandit. J’aime bien l’idée que ça commence petit et que quelque chose, un sentiment, une envie, grandit tellement que ça prend des proportions physiques. 

Il y a la description d’une mue dans le livre, une mue de mygale. Je regardais beaucoup de mue en écrivant le livre. Sur Youtube, je vous conseille de le faire. Rires

Il y a des vidéos en accélérées, les youtubeurs s’en sont donnés à coeur joie, avec de la musique, du Max Richter en fond. Ce qui est très fort c’est que ça dure très longtemps. Pendant un long moment, la mygale par exemple, est à peu près pareille à elle-même. On ne voit pas qu’une mue est en train de se faire. Elle a juste des petits spasmes. L’équivalent chez un humain ça serait le regard qui dévie ou soudain quelqu’un qui n’écoute plus quand on lui dit quelque chose ou quand on lui dit son nom il éprouve une micro honte. Souvent c’est d’abord très petit. J’aime bien que ça soit spasmodique d’abord, une métamorphose, et que ça prenne. 

Arthur : Elle remonte à quand, justement, ta dernière métamorphose ? 

Blandine Rinkel : Hm, je pense qu’il y en a une en cours. Elle ne remonte pas, elle est en train de monter. C’est compliqué de l’analyser mais je sens qu’il y en a une en cours. 

Arthur : De quoi Le nom secret des choses est-il la première fois ? 

Blandine Rinkel : C’est la première fois que je perdais un manuscrit. 

Arthur : Oh ça c’est la réponse facile, je t’ai déjà entendu dire ça ! 

Blandine Rinkel : C’est vrai mais c’était vraiment la première fois. 

Arthur : Et la dernière j’espère. 

Blandine Rinkel : C’est la première fois d’une scène de sexe dans ce que j’écris. Ca n’était pas une évidence. La narratrice décrit son ennui, de manière assez précise. C’est pas quelque chose qui m’intéresse beaucoup dans les livres. C’est banal ce que je vais dire mais c’est souvent très raté, les scènes de sexe dans les livres. 

Souvent je trouve ça assez complaisant. C’est l’endroit où l’auteur va montrer soit qu’il a fait jouir, soit qu’il éprouve des choses. 

Donc ce n’était pas un projet pour moi de l’écrire, mais soudain je me suis rendu compte que c’était là, à l’âge de la narratrice que l’imposture avait lieu de la manière la plus radicale et la plus évidente. 

Arthur : Elle s’est imposée comme une nécessité, finalement, cette scène ? 

Blandine Rinkel : Si je voulais montrer que l’imposture n’était pas qu’une idée mais quelque chose vécu intimement, partout et tout le temps à un certain âge de la vie, il me semblait que l’intimité la plus radicale dans laquelle on pouvait trouver ça c’était le sexe. 

Arthur : Justement, de quelle nécessité, de quel besoin est né Le nom secret des choses ? 

Blandine Rinkel : Hm. Besoin d’avouer, d’une manière pudique, j’espère. Besoin qu’on parle, qu’on se dise. à plusieurs, en lisant ou en écrivant, des moments où on fait semblant de connaître des choses qu’en fait on ne connaît pas. Des moments où on entend très bien qu’on a une voix trop haut perchée, qui n’est pas tout à fait la nôtre. Des moments où on ment, où on est un peu en décalage et où on se voit faire. Oui je pense que j’avais vraiment envie d’écrire ça, en espérant que quelqu’un en lisant ça se dise “ah enfin quelqu’un m’en parle” “enfin on n’est pas tout à fait seuls dans les petits arrangements avec soi. C’est ça qui a présidé à la réécriture du livre. 

Ça m’intéresse de décrire ce qu’on ne sait pas nommer, ce qui porte sans doute un nom secret. Je sentais qu’il y avait un petit danger à faire ça. En l’écrivant, je me suis parfois senti en danger. Il y a certains passages qui décrivent une relation un peu toxique. un peu perverse presque. Et en même temps, le mot perversion est un trop gros mot, ce n’est pas tout à fait ça. Je sentais, en décrivant ça, que je mettais les mains dans quelque chose qui n’était pas étiqueté et qui était comme un peu dangereux à manipuler. 

J’ai vécu de telles relations. Et au moment de l’écrire, j’ai compris que ça ne se disait pas. Normalement on n’en parle pas. Je me disais que les gens concernés allaient être gênés et en fait c’est plutôt l’inverse. 

Arthur : Est-ce que ça aurait pu être la même chose avec une relation amoureuse plutôt qu’avec une relation d’amitié ?

Blandine Rinkel : C’est intéressant parce que dans le manuscrit que j’ai perdu, c’était un homme et une femme. Quelque chose ne fonctionnait pas là dedans, parce que précisément cette amitié a des airs d’amour. J’avais l’impression que c’était parce que c’était un homme et une femme, on se dit forcément que ça va finir en couple, en cul. Ce qui m’intéressait c’était de décrire le trouble. En réécrivant, je me suis dit que ça allait être plus juste de prendre deux personnes du même sexe, et d’évacuer la question du “ah en fait ils ont cette relation trouble parce qu’ils n’osent pas faire l’amour”. 

Arthur : Oui, là c’est établie assez vite qu’il ne se passera rien entre elles. 

Blandine Rinkel : Oui voilà, il y a une phrase comme ça, qui dit qu’elles ont épuisé en imagination tout ce qui aurait pu se passer, dans tous les sens du terme. J’aime bien cette idée d’une relation extrêmement forte avec des gens et d’avoir épuisé en imagination les choses. Le trouble qui s’installe est alors d’un autre ordre. Ce n’est pas, “est-ce que ça se passera ou pas”, c’est comme si tout s’était déjà passé. On est après le sexe, la catastrophe, la rupture. On est sur une relation d’un autre ordre. Une relation d’un ordre presque mystique. 

Arthur : Il faudrait inventer un nom pour ça, sans doute. 

Pourquoi utiliser la deuxième personne du singulier pour se raconter ? Parce que ce temps est révolu et que maintenant tu peux mettre des mots dessus ? Tu peux t’analyser ? 

Blandine Rinkel : Sans doute. Parce que c’est pas tout à fait moi non plus. Le “tu” n’est pas un “je”, c’est pas mal. Aussi et surtout parce que je voulais écrire depuis une distance temporelle. La troisième personne ne me semblait pas assez personnelle. Ce qui m’intéressait c’était une distance de soi à soi. 

Il y a un livre dont l’esprit est similaire au Nom secret des choses, c’est Le traître, d’André Gorce, c’est un livre méconnu, son premier. Il écrit sur le sentiment d’être en constante traîtrise avec les autres. De lancer des projets auxquelles il ne croit pas. Il se voit faire. On imagine une grand ironie. 

Dans l’époque d’ironie permanente dans laquelle j’ai dû grandir, je trouvais intéressant l’espace entre ce qu’on pense vraiment et l’ironie. Quand on est très ironique, on se voit parler, on est en surplomb. J’avais envie de raconter la mélancolie qui peut accompagner cette ironie permanente. Être à la fois fière et mélancolique. 

Arthur : Il y a une vraie mélancolie, je pense que tu vas être programmée dans l’émission d’Eva Bester (Remède à la mélancolie, ndlr) 

Rires 

Arthur : Quel souvenir tu gardes de ton années après le bac ? Elle est vraiment décrite comme une année de découverte et c’est très juste. 

Blandine Rinkel : C’est une année qui m’a beaucoup marquée. La liberté soudaine. Dans mon cas, de quitter ses parents, de quitter ses repères. Être soudain dans un monde dont on ne connaît pas les coordonnées. 

Arthur : Il y a quelque chose de très sociologique dans ce roman

Blandine Rinkel : Oui oui, la narratrice passe d’un milieu à un autre de manière très sèche. Le problème ce n’est pas l’ignorance, c’est la suffisance. Alors qu’on se sait insuffisant, se jouer suffisant. Ce qui m’a frappé chez les gens quand je suis arrivé à Paris, j’ai eu l’impression, peut-être erronées, qu’ils se suffisaient à eux-mêmes, que leurs familles suffisaient. Qu’ils n’avaient pas besoin d’aller dans une autre ville. De lire d’autres livres que ceux qui étaient chez eux. De rencontrer d’autres gens. Qu’ils n’avaient pas l’espèce de curiosité très vivifiante mais très morbide aussi que moi j’avais. 

J’avais l’impression d’être tout le temps en retard, de tout le temps devoir courir, de devoir lire des pages wikipédia la nuit, de prendre tous les livres que je pouvais à la médiathèque. J’avais une sorte de boulimie de savoir. 

Je m’étonnais, sans le formuler, sur la suffisance des gens que je rencontrais et qui avaient pourtant mon âge. 

J’aime bien cette idée de suffisance / insuffisance chez la narratrice. Peut-être que c’est une erreur de sa part. Mais sans doute qu’il y a des milieux, où on a l’impression de se suffire. À Paris, il y a un truc où tout le monde vous dit que toutes les expositions sont là, tous les concerts sont là, que la culture, en fait, est là. Alors que quand on vit à Saint Jean des Oies, ou à Rezé, dont je viens, on a l’impression que quelque chose manque. Ce n’est pas forcément négatif, mais qu’il pourrait y avoir quelque chose d’autre. On peut avoir du désir pour autre chose. 

Alors que j’ai l’impression qu’on peut vivre très longtemps à Paris sans qu’on nous fasse remarquer que quelque chose d’autre existe. 

Arthur : La dernière question tu la connais, tu as répondu il y a un mois, avec ton groupe, Catastrophe : Qu’est ce ça signifie pour toi, la première pluie ? 

Blandine Rinkel : Aha, je me souviens de ma réponse… Mais une autre me vient. 

La première pluie, pour moi, c’est quand je me suis rendu compte que ma mère n’était pas immortelle, qu’elle allait mourir. Je m’en souviens très bien, j’étais dans mon lit, elle m’avait fait un chocolat chaud, et j’ai compris ça. Pluie glaciale.


9782213712901-001-T

Le nom secret des choses est paru chez Fayard le 21 août dernier

Il est toujours en lice pour le prix de Flore

Le nom secret des choses est le deuxième roman de Blandine Rinkel, après l’Abandon des prétentions, chez le même éditeur en 2017.

En 2018, en parallèle du premier album de son groupe Catastrophe, La nuit est encore jeune, elle publiait avec Pierre Jouan, un livre du même nom.

 


Arthur Guillaumot