Un Maroc en transformation

Connaissez-vous vraiment l’histoire de l’indépendance du Maroc ? L’Histoire, sûrement. Mais celle de la vie quotidienne des gens comme vous et moi, lorsque que l’on referme la porte de la maison, la connaissez-vous ? Dans son dernier roman, Leïla Slimani imbrique la petite histoire dans la grande. L’histoire de Mathilde, de sa vie et de son Maroc.

Dans ce premier épisode de HerStory, nous parlerons au féminin des transformations du Maroc, du métissage et des femmes.

Le terme herstory (1970) se rapporte à une conception féministe de l’histoire (en opposition à history) prenant en compte le point de vue des femmes et leurs rôles en opposition classique de l’histoire centrée sur les hommes.
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© Fabio Santaniello Bruun via Unsplash

Résumé :

En 1944, Mathilde, une jeune alsacienne, s’éprend d’Amine Belhaj, un Marocain combattant dans l’armée française. Après la Libération, le couple s’installe au Maroc à Meknès, ville de garnison et de colons. Tandis qu’Amine tente de mettre en valeur un domaine constitué de terres rocailleuses et ingrates, Mathilde se sent vite étouffée par le climat rigoriste du Maroc. Seule et isolée à la ferme avec ses deux enfants, elle souffre de la méfiance qu’elle inspire en tant qu’étrangère et du manque d’argent. Le travail acharné du couple portera-t-il ses fruits? Les dix années que couvre le roman sont aussi celles d’une montée inéluctable des tensions et des violences qui aboutiront en 1956 à l’indépendance de l’ancien protectorat.

 

Le Maroc de 1945 à 1955

Tout commence en 1944 lorsque Mathilde, jeune alsacienne, rencontre Amine. Cette jeune femme vive et passionnée, n’attendant que de rattraper ces années d’occupations en vivant l’histoire romanesque à laquelle elle aspire. Leïla Slimani amène dès le début de son roman une figure de la femme sous l’occupation moins sage et plus humaine. Passant de l’enfant à la femme, Mathilde se découvre et explore l’intime pendant ces années souvent présentées comme des périodes de deuils et de tristesse pour les femmes.

Lorsqu’en 1946 le jeune couple arrive à Rabat puis Meknès, la désillusion est totale pour l’héroïne ne se projetant dans sa nouvelle vie qu’au travers la vision occidentale du Maroc de cette époque. Influencée par ses lectures, “l’Afrique” revêt pour elle tout ce qu’il y a de plus exotique : populations indigènes tendres ou superstitieuses et longues chevauchées sur de beaux pur-sangs arabes. Cette projection était partagée par un bon nombre d’occidentaux de l’époque bien que la réalité fut tout autre. Deux mondes et cultures qui se rencontrent voire se confrontent.

Sous le protectorat français depuis 1912, le Maroc de 1946 est englué dans un climat de guerre. Que les hommes combattent en France, en Indochine ou lors différentes guerres d’indépendances, celles-ci sont omniprésentes. C’est également à cette période que les revendications nationalistes commencent à prendre de l’ampleur ce qui incite Sidi Mohammed, alors sultan de l’Empire chérifien(1), à revendiquer pour la première fois l’indépendance. Dans le roman, les nationalistes de l’époque sont incarnés par plusieurs personnages dont Mouilala, la mère d’Amine.

(1) : l’Empire chérifien : appellation historique donnée au Maroc entre le XVIᵉ et XXᵉ siècles, sous les régimes des dynasties des Saadiens puis des Alaouites.

C’est dans cette lourdeur que Mathilde découvre une nouvelle vie d’étrangère dans sa propre maison, à Meknès. Choisissant d’élever le lieu de son intrigue au rang de personnage Leïla Slimani fait ici le choix d’une ville symbolique dans l’histoire du Maroc. Ville impériale entre le XV et XVI, Moulay Ismail en fit sa capitale. Ce grand sultan marocain contemporain de Louis IV reste très important pour les marocains. Ville littéraire et artistique qui inspira grandement Eugène Delacroix et Pierre Loti. Ville coloniale sous le protectorat français, celle-ci est colonisée essentiellement par des paysans et des militaires. Surnommée « le Versailles du Maroc », ou « le petit Paris », se côtoient la beauté de la cité et les frontières claires et étanches qui la régissent.

Grâce à son roman historique, l’auteur questionne également notre histoire contemporaine à travers le dialogue entre l’orient et l’occident.

Pour aller plus loin : 

La répression des femmes coupables d’avoir collaboré pendant l’Occupation.

L’histoire du protectorat français au Maroc.

Meknès, l’Orient idéal de Delacroix.

 

Le Métissage

Clé de voûte de son roman, Leïla Slimani met au premier plan des personnages “gris”, pétris de clairs-obscurs, métissés en leur sein. L’idée de métissage y est particulièrement présente sous plusieurs aspects à commencer par le couple formé par Amine et Mathilde, elle française, lui marocain. Dès l’arrivée à Meknès, ce couple biculturel questionne : une française mariée à un indigène. Cela avait à l’époque quelque chose de très choquant perçu comme un ensauvagement de la femme blanche. Les indigènes avaient pour réputation d’avoir une sexualité sauvage et débridée. Leïla Slimani insiste d’ailleurs sur l’emploi du mot très paradoxal d’indigène. En effet, l’essence même du mot désigne celui qui appartient à une population implantée dans un pays avant sa colonisation. Tout en étant chez lui, le simple fait de pointer cette origine, annule sa légitimité de se revendiquer comme appartenant à ce pays.

L’autre figure phare du métissage dans ce roman est la petite fille qui naît de ce couple, Aïcha. Scolarisée dans une école française, les moqueries des filles de colons sur ses cheveux crépus ou encore son odeur sont la partie émergée de la double vision des occidentaux sur les métis. Elle est à la fois positive par l’apport d’une certaine richesse culturelle, mais plus souvent négative avec la notion d’un être double. Les métis incarnant à l’époque une dissolution des caractères nationaux, ces derniers sont constamment renvoyés à ce double jugement de valeur. Le métis était donc soumis à ce que les gens lui assignent une culture, une appartenance, un camp.

De manière poétique Leïla Slimani convoque l’image du citrange pour faire prendre conscience à Aïcha de cette différence. Greffant sur un oranger une branche de citronnier, Amine créé cet arbre que la petite fille nommera elle-même citrange. Cet arbre de sèves mêlées ne pourra, lui explique son père, que produire des fruits non-comestibles.

Pour aller plus loin : 

Sexe, race & colonies – Pascal Blanchard (2018)

Métis, métisse, métissage, de quoi parle-t-on ? –  Anaïs Favre (2011)

 

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© Aziz Acharki via Unsplash

 

La place de la femme

Bien que ne revendiquant pas son roman comme féministe, Leïla Slimani nous fait découvrir les différents visages de la femme marocaine à cette époque, mais également les attentes des hommes envers elle.

Mouilala, la mère d’Amine, du côté de la tradition, incarne à elle seule la femme de l’époque coloniale désirée par l’homme. Elle se veut silencieuse et travailleuse, s’épanouissant dans l’accomplissement du bonheur de son mari. Calfeutrée dans sa maison, dont elle est la principale gestionnaire, elle en retirait un certain sentiment de pouvoir au sein de cet espace réduit. Amine est lui-même partagé entre le souhait de faire de Mathilde cette personne dévouée à son mari et le désir sans limite qu’il éprouve pour cette femme si libre.

L’indépendance du Maroc fut au-delà d’une libération nationale une période de grands espoirs d’émancipation pour les femmes. Incarnée par la princesse Lalla Aïcha, “l’élite” de Casablanca ou Rabat connaît un début d’émancipation commençant à fréquenter les cafés et cinémas. Dans le roman deux expressions opposées témoignant d’une évolution apparaissent plusieurs fois :  “c’est comme ça” s’oppose à “les temps ont changés”. Si la première rend impossible pour les femmes de remettre en cause les paroles des hommes, la deuxième laisse entrevoir les balbutiements d’une (r)évolution. Leïla Slimani fait de Selma, la soeur d’Amine une image réaliste de cette génération de jeunes femmes commençant à pourvoir accéder aux mêmes formes d’éducation que les hommes de leur âge. 

L’auteure marque par ce roman le début d’une saga familiale en trois tomes, il n’est pas improbable que Aïcha, référence directe à Lalla Aïcha, reprenne le flambeau après l’émancipation avortée de Selma…

Pour aller plus loin :

Femmes et éducation au Maroc à l’époque coloniale (1912-1956)

Cinéma : «Lalla Aïcha», une lutte des femmes marocaines imagée par Mohamed El Badaoui

 

Retrouvez dès à présent Le pays des autres de Leïla Slimani chez votre libraire ! 

 


Camille Tinon / #HerStory