Fils Cara : « Je me suis laissé transpercer par le soleil. » / Interview, Part. 1

Fils Cara est un conteur précieux, qui a sur les doigts de la peinture, le sucre des fruits et de l’encre. Mouvements amples, mots qui se drapent dans une musique dense comme le ramage d’un arbre méditerranéen. Olivier millénaire et jeune pousse à la fois, il apprend et comprend en même temps, invente, en équilibre, au stylo, du premier coup, il fige des modernités, des architectures. Fictions est son deuxième ep.

Fictions est sorti le 4 septembre. Vous pouvez l’écouter ici.

La deuxième partie de cette interview est disponible ici.

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Qu’est-ce que tu as fait pour la première fois sur Fictions, qu’est-ce que tu as tenté ?

C’est une très bonne question. Comme j’avais déjà sorti Volume en janvier, j’avais déjà le contenu de Volume avant de commencer à travailler sur Fictions. Le premier geste, ça a été de conceptualiser ce que j’avais fait. Je crois que le nom Fictions, est venu avant de fabriquer le disque. J’ai commencé par me demander ce que ça allait être, ce que ça devait être, si ça portait ce titre-là. Le premier geste a été de nommer. De faire un contenant et de visualiser ce qui pourrait se mettre à l’intérieur. 

Faire un bol avant de mettre de la soupe dedans, voilà ce que j’ai fait. Et voilà. Le reste évidemment, c’est de tentatives qui découlent de ça. 

On est partis en résidence à La marette, en Normandie. Ça ressemble étrangement à la lande anglaise, si tu as vu la série Sherlock, la série de la BBC, dans l’épisode des chiens de Baskerville. Il ne se passait pas grand chose. On était entre gars, avec mon frère et mes potes. Il y avait une sorte de geste commun qui a abouti sur Derniers dans le monde, qui est le dernier morceau du projet. C’est le premier morceau qu’on a fait. 

C’est une démarche qui restera dans ton travail, faire un bol avant de mettre de la soupe dedans ? 

Je prépare un premier album. C’est un peu un renversement de ça. Cet été je suis arrivé en résidence à La Rochelle. Avec les gars, on se demandait ce qu’on allait faire après Fictions. Il y avait un soleil de plomb au dessus de nous, comme celui qui nous regarde ce matin. Je me suis laissé transpercer par le soleil. Ça réinvoqué en moi toutes mes racines siciliennes, qui sont les miennes depuis ma naissance. C’est ma famille maternelle qui est sicilienne, celle par qui j’ai été élevé. 

Il y avait un soleil de plomb au dessus de nous, comme celui qui nous regarde ce matin. Je me suis laissé transpercer par le soleil.

C’est la matière qui a fait naître le concept. Il n’y a pas eu de conceptualisation. C’était juste une vision. De la matière méditerranéenne. On a convoqué Giorgio Moroder, Ennio Morricone, les grandes mélodies italiennes, même des années 2000. 

C’est un geste qui sera évidemment en mouvement. Conceptualiser les choses comme sur Fictions, ça ne fait plus vraiment partie de ma manière de travailler. Dans le sens où depuis que je fais beaucoup de scènes, j’ai délaissé le cérébral, je suis beaucoup plus attaché à la vision et aux sens. 

Créer des projets qui peuvent se lire du début à la fin, avec une cohérence d’oeuvre, c’est la continuité de ton travail ?

Ce projet qui vient, qui mature, c’est exactement cette ambiance-là. 

Photo : Andrea Montano

Aujourd’hui, à part les eps, qui sont plutôt des recueils, tous les albums sont des concepts albums. C’est une nécessité. On nous rabâche au quotidien que le public n’a plus envie d’écouter des albums en entier, que c’est plus intéressant d’un point de vue business de sortir des singles ou de très courts eps.

Quitte à en sortir très régulièrement aussi.

Exactement. Je trouve que la force avec cette scène, qui est la nouvelle chanson, Terrenoire, Zed Yun Pavarotti, La Belle Vie, c’est de ne pas perdre le cap d’un projet, c’est de penser les choses en concept-album. 

Et tout ça rien que pour la scène stéphanoise.

Tu as remarqué ! Mais rien que parler d’eux, on parle de beaucoup de genres et d’angles. Le concept album, c’est un format qui a tout à prouver encore, parce qu’à l’époque c’était très rare. Dans la variété en tout cas. Maintenant la variété est plus solide intellectuellement qu’elle n’a été. Chercher à faire de la musique de variété copieuse, c’est peut-être de suivre une ligne et de tirer sur ce fil d’or à l’infini. Tu vois ? De voir jusqu’où il va. 

Dans la discussion avec Terrenoire, Raphaël dit qu’il va au bout de ses inspirations, qu’il tire jusqu’au bout, quitte à tout laisser autour. 

Je pense qu’on a un vocabulaire commun avec lui, la pelote, on en parle souvent, on tient ça l’un de l’autre. Aller jusqu’au bout des choses qu’on tient un truc. Ne pas débander. C’est ça faire un album. C’est rester ferme jusqu’à aller à l’hôpital. Les eps, c’est se muscler. 

On va revenir à la scène stéphanoise quand-même. Qu’est ce qu’il se passe en cette rentrée ? (Terrenoire sortait son premier album, Les forces contraires, fin août, Fils Cara son deuxième ep, Fictions, le 4 septembre, Zed Yun Pavarotti son premier album, Beauseigne, le 9 octobre, et La Belle Vie son premier ep, Bluettes, en novembre, ndlr) 

C’est vrai que ça peut paraître intriguant. Et ça va au delà du fait qu’on se connaisse tous depuis longtemps et qu’on évolue tous dans les mêmes ambiances, notamment avec Le Fil à Saint Etienne, qui nous a tous accompagnés. 

Pour moi l’écriture et la topographie d’un lieu, c’est la même chose. 

La manière dont on se déplaçait dans l’espace à Saint Etienne ressemble beaucoup à l’écriture qu’on a tous et à l’hybridité de chacun des projets. Pour moi l’écriture et la topographie d’un lieu, c’est la même chose. 

Tous les reliefs qu’on peut trouver à Saint Etienne, les reliefs géographiques et géologiques, autant les terrils, les plaines, les rues qui montent et descendent, les parcs, participent d’une écriture. Il y a quelque chose de très vivant. Derrière les bâtiments et le gris qu’on peut imaginer. C’est une ville très verte. C’est presque un pléonasme, d’ailleurs, avec le vert de l’équipe de foot. Mais c’est la couleur de Saint Etienne dans l’imaginaire collectif. 

Photo : Pierre-Emmanuel Testard

Mais voilà, il y a quelque chose d’intensément vivant, au sens biologique, tout se régénère en permanence. Notamment les écritures et les personnalités. 

Il y a beaucoup de souffrance, aussi, évidemment, on vient tous de quartiers différents, tous plutôt sensibles. Finalement, on a cette vision de Saint Étienne de notre point de vue. moi j’étais au 9éme étage à Montplaisir, je voyais à droite Solaure, le quartier de Zed Yun, et à gauche Terrenoire. C’est une sorte triangle équilatérale dans Saint Etienne. C’est intriguant. Ça raconte aussi qui on est, et comment on écrit. 

Tout ça pour dire qu’il y a un propos commun à tous les projets stéphanois. C’est vrai qu’il y a une ébullition. Mais on essaie tous de faire sortir le propos par tous les angles possibles. C’est comme un cracken, il y a l’origine, la tête du kraken, et on sort tous nos tentacules. 

On parlait de ta manière de travailler, je me demandais si tu faisais confiance à tes influences, à tes inspirations, ou si tu retouchais beaucoup. C’est drôle je pose rarement les mêmes questions, mais celle ci s’est aussi imposée pour Terrenoire. 

J’ai la chance de ne pas être un virtuose, comme Raphaël (moitié des deux frères de Terrenoire, ndlr). J’ai la chance d’être très laborieux, sur le texte. De façonner les phrases? Avant de les écrire, elles vivent avec moi. Moi je vois les mots comme des identités biologiques, comme des petits individus. Ils passent en moi, ils sortent. Comme des petites fées. 

Mais ça me semble assez rationnel finalement. Aussi vrai qu’on ne connaîtra jamais l’origine du langage. Comment un son devient un mot, comment il trouve du sens ? 

Donc les mots passent en moi, ils sont mastiqués, travaillés, je deviens une usine à mots, qui travaille en permanence. 24 heures sur 24, autant dans mes rêves que dans mes états d’éveil. 

Et à partir du moment où je sens que la chanson peut arriver à son terme, que je visualise la chute, j’écris, en commençant par le début. Les chansons sont rarement écrites en plusieurs jets. Mais on ne peut pas appeler ça une fulgurance, on peut seulement appeler ça une maturation. Comme un fruit qui a besoin de mâturer pour donner une belle liqueur. 

Mais tu as le thème, la matière, l’idée, voire le titre et tu ne le perds pas des yeux. 

Oui voilà. Je sais qu’il y a beaucoup d’auteurs de nouvelles notamment qui ont besoin de nommer, de sentir la fin, et ensuite d’écrire en complétant. 

Oui et tu peux garder ça en bouche longtemps et un jour tu sens que c’est bon, que tu peux rendre justice à l’idée. 

C’est ça. Donc en fait il y a plusieurs chansons en parallèle dans ma tête. Elles s’interpénètrent. J’ai écris New-York Times et Hurricane le même jour. Pour moi c’est deux séquences d’une même chanson. Elles sont séparées sur l’ep, mais elles pourraient participer d’une même histoire. 

Suite à cette que je raconte dans le deuxième couplet de Hurricane, où je croise cette fille, qui me dit “Les gens de mon âge ils font pas vraiment ce que je fais.” Je rentre chez moi et c’est trop, je suis tout seul sous la pluie, et j’ai envie de me chanter cet espoir d’être un jour dans le New-York Times. Mais c’est suite à ce moment d’espoir que je peux sortir et faire la rencontre de cette fille. C’est sans fin. Paradoxes ultimes comme La poule et l’oeuf. Ces chansons, je ne sais pas laquelle génère l’autre, laquelle invoque l’autre. 

À quel moment tu te sens différent toi justement, musicalement ? 

Je me sens différent de plusieurs manières. J’ai abordé l’hybridité de la musique au sens le plus premier et le plus animal du terme hybride. J’ai commencé par faire un disque de trap avec Osha. (Volume, ndlr) Dans le même disque, j’ai commencé à mettre des guitares, à ajouter une outro seventies un peu étrange dans Les honoraires ou CFC, où on entend plus Patti Smith que de la trap. On en rigole avec Osha (qui travaille avec Zed Yun Pavarotti, ndlr). 

J’ai commencé à vouloir exploser le format de la trap au moment où je faisais un disque de trap, une musique que je ne maîtrisais pas fondamentalement. C’est la musique que j’écoute depuis toujours. Avec Osha, avec Zed Yun, on a passé une dizaine d’années ensemble à écouter cette musique. J’ai eu envie de me mettre hors-formats par réaction. J’étais un gamin hystérique qui avait envie de faire n’importe quoi. 

J’ai eu envie de me mettre hors-formats par réaction. J’étais un gamin hystérique qui avait envie de faire n’importe quoi. 

Et de ce n’importe quoi, est née une manière de réfléchir aux arrangements d’une chanson comme l’arrangement dont je me lasserai le moins. 

C’est pour ça que sur Fictions, il y a des virages à 180°. Entre Sous ma peau, qui est un morceau d’amour de UK garage, avec des grands kicks, moderne, presque Dua Lipa, dans le délire. Et à côté tu as New-York Times, qui ressemble à du Woodkid des premières heures, sur le snare, sur les cordes…

Tu veux t’y retrouver peu importe le moment de ta vie. 

Exactement. J’avais envie de fabriquer ces arrangements, même si musicalement ça pouvait paraître incohérent. Ma voix, mon interprétation, c’est la colle.

Et puis l’écriture, et le thème de base. 

Voilà. Ça faisait assez de colle pour que je prenne des libertés. Ma manière d’arranger c’est ça : tenter de me lasser le moins possible de l’arrangement que j’ai fait sur la chanson. Parce qu’elles existent à nue, en piano voix. C’est comme ça qu’on travaille sur scène avec Francis au départ. On l’a fait évoluer avec nous, je la pratique, au piano ou à la guitare. Tu vois, New-York Times je l’avais écrite à la guitare à la base tu vois. 

Ma voix, mon interprétation, c’est la colle.

Les arrangements on peut en tenter autant qu’on veut en fait. Je me dis que dans dix ans, ça me fera peut-être marrer d’écouter ça. Ça sera peut-être maladroit, mais on se sera marrés. 

Photo : Pierre-Emmanuel Testard

Là où je me sens différent aussi, c’est que je travaille avec des gens qui viennent d’univers complètement différents. On a 5 paires d’oreilles. Les miennes. Celles de mon petit frère, qui a une virtuosité certaine au piano et qui vient plutôt du jazz. Il y a Louis Gabriel Gonzalez, qui a travaillé autant avec Lomepal qu’avec des artistes qui viennent de la chanson, et qui est un très bon réalisateur et producteur. Il y a Felower, qui fait de la musique électronique, il aime beaucoup la drum & bass et la goa. Enfin, il y a Simon Gaspard, qui est le songwriter de La Belle Vie, qui lui vient de la pure chanson française, des instruments acoustiques, de la contrebasse, du piano à queue, et qui est aussi un très bon bassiste. 

Donc tu vois, il y a ces 5 paires d’oreilles, qui sont absolument différentes qui travaillent au sein d’un même morceau. C’est ça la réponse ultime. 

En fait, il faut que le projet soit le plus riche possible pour pas que tu t’ennuies, que tu t’en lasses ? Parce que quand on commence une oeuvre, on peut facilement ne plus se reconnaître dans le premier ep, la première pierre, voire envisager de le supprimer pour ne plus y être rattaché.

Totalement. Volume, moi je suis encore très content de l’écouter comme un vestige. 

Déjà comme un vestige ? 

Oui, c’est étrange que je l’écoute comme un vestige. Fictions, je n’ai pas l’impression que ça sera un vestige tout de suite. Mais il le deviendra plus tard.

Fictions, je n’ai pas l’impression que ça sera un vestige tout de suite.

Si on date les objets que je fabrique par rapport au moment où ils ont maturé dans mon esprit, pour moi, Volume, c’est plutôt un projet que j’aurai pu faire à l’âge de 13 ans. Quand j’étais en adolescence. Toutes les idées de Volume sont nées à cette époque. Les chansons vivaient en moi depuis. Et finalement ça a abouti bien plus tard. Je l’ai fabriqué 1 an et demi avant qu’il sorte, je devais avoir 22, 23 ans. Il est quand-même beaucoup plus daté que Fictions qui raconte l’actualité de ce que je vis depuis que je me suis installé à Paris il y a deux ans. 

Cigogne, extrait de Volume, le premier ep de Fils Cara, paru en janvier 2020

Du coup, commencer en sortant Volume, c’était rendre justice à tes premières idées, celles avec qui tu avais vécu tes jeunes années. 

Bien-sûr. C’est un vestige heureux. C’est comme la vallée des Temples en Sicile. Tu regardes les vestiges greco-romains et tu te dis qu’ils se sont baladés là. Alors, je continue à me balader dans mes architectures, c’est évident, et je continuerai à le faire. 

Mais maintenant tu construis de nouveaux bâtiments, avec de nouvelles techniques. 

Exactement. Et je perfectionne le bâtiment qui existe déjà. C’est l’idée très platonicienne qui est dans la chanson de Katerine : Le sculpteur enlève tout ce qui n’est pas la statue dans le marbre (Dans Duo, sur son dernier album, Confessions). 

On en parlait avec ma copine, Zoé, qui est photographe. D’ailleurs, c’est une des pierres angulaires de la scène stéphanoise aussi. Elle a fait le premier shooting de La Belle Vie, la pochette du premier ep de Terrenoire, ma DA sur Volume, la pochette du premier projet de Zed Yun Pavarotti. 

Pour elle, la photo, c’est mettre hors cadre tout ce qui n’est pas la photo. Je trouve ça brillant comme vision, c’est ce qui en fait une virtuose de la photo. La photo du premier ep de Terrenoire, c’est rare d’avoir une image aussi puissante. 

Je ne sais plus ce que je disais… En fait j’ai besoin de vendre mes brillants amis et les gens avec qui je vis. Ils et elles sont brillantes. 

Photo : Andrea Montano

Qu’est-ce que ça t’évoque la Première Pluie ? 

Je fais un mouvement très premier degré. Je fouille dans mes souvenirs pour retrouver la première pluie sur moi. 

J’étais à l’école publique, en CE1. J’étais sur un tricycle. Je fonçais sur Sarah, mon amoureuse de maternelle. Soudain il se met à pleuvoir, l’orage éclate. Elle me regarde d’une manière très grave, elle est très concentrée. 

Et je lis dans ses yeux que je ne l’intéresse pas du tout. C’est la métaphore ultime du chagrin d’amour. La pluie qui tombe. Moi qui me retrouve tout seul sur mon tricycle. La première pluie, c’est les premiers chagrins d’amour. Parce que peut-être qu’il ne pleuvait pas à ce moment-là. Mais il a plu en moi. 

D’ailleurs, il y a une séquence très intéressante dans un film de Jacques Tati. Il fait pleuvoir l’intérieur de l’appartement, je crois que c’est dans Playtime. La séquence exige la pluie, mais elle exige aussi un intérieur. Et il ne choisit pas entre l’un et l’autre. Alors il pleut dans l’appartement. 

C’était mon dernier mot.

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Discussion : Arthur Guillaumot / Photos de Une : Pierre-Emmanuel Testard

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