Fatima Daas : « C’est important que rien ne soit figé. » / Interview 1/?

On est au Livre sur la Place, à Nancy. Il faut encore chaud, c’est septembre. On est dans un bar, c’est septembre. On s’enfile des grenadines. Une discussion intense et vive, comme son premier roman, La Petite Dernière. Grande discussion, l’une des plus belles, avec Fatima Daas.

________

Remarque préalable : L’entretien a duré plus de 2 heures. pour des questions de lisibilité et de respect de la spontanéité et de la densité du propos, cette discussion sera publiée en plusieurs parties. Vous pouvez acheter le roman ici, et dans vos librairies indépendantes de proximité.

Seconde remarque : L’entretien a eu lieu alors que Fatima Daas sortait d’une période médiatique compliquée pour elle. C’est ici que commence l’échange.

________

Arthur Guillaumot : Après cette séquence, est-ce que tu as l’impression d’être dépossédée de ton texte ? 

Fatima Daas : Après plusieurs émissions, j’ai eu envie de tout arrêter. J’étais fatiguée et éprouvée. Parce qu’on ne regarde pas du tout ce que tu fais.  On me parlait du voile sans cesse, parce que je suis musulmane pratiquante. Tu penses qu’on t’invite pour la qualité de ton texte, mais on t’interroge sur tout sauf ça.

Et encore, tu n’étais pas sur le plateau de C-News, c’était quand-même des lieux qui étaient censés être sûrs, je pense à France Culture (dans l’émission Signes des Temps, par Marc Weitzmann, ndlr). 

Oui ! Et il a écrit une lettre ouverte ensuite, pour revenir sur cette interview, parce qu’il a reçu beaucoup de messages de personnes qui se plaignaient de lui, et de son autorité. Ça ressemblait à un procès. Il me demandait si c’est pas grâce aux fameux hommes blancs hétérosexuels que le roman existe. Je me suis dit que ça allait très loin. 

Il faisait référence à la scène du prof d’espagnol, quand j’étais en Hypokhâgne. Ce prof qui un jour a mis en doute le fait que j’ai pu rendre un bon devoir seule. C’est une scène que j’ai vécue.  

La fiction permet de rendre les injustices universelles. Si tu restes dans un cadre autobiographique, tu es peut-être trop proche de ton texte. Et c’est trop difficile de le porter. J’admire celles et ceux qui en sont capables. Moi j’ai besoin d’une distance. La fiction me protège un peu. Même si on vit dans un monde où tout le monde veut savoir ce qui est vrai ou pas. Or, justement, moi je n’ai pas cette conception là de la Littérature. 

Oui ! Et justement, ces dernières années, alors même que l’autofiction est un genre ultra répandu ces dernières années, on en revient toujours plus à la question de la Vérité. Je pense aux romans de  Yann Moix (Orléans, 2019, ndlr), ou Edouard Louis (Histoire de la Violence, 2016), qui ont déclenché des polémiques sur la question de la Vérité. 

Oui. Quoique tu dises, tu as tort, face aux interprétations qui veulent que ton point de vue soit faussé. Je m’en fout des questions de vérité. Bien-sûr qu’on part d’un matériau réel. Tous les écrivains le font. Et ça pose des questions après la publication. Mais ce qui compte, c’est comment tu transformes les matériaux pour parvenir à quelque chose que tu arrives à porter. 

Pour moi, c’est très important que rien ne soit figé.

J’imagine que c’est aussi un geste, quand on partage cette littérature, d’anticiper la façon dont les gens vont le ressentir et ressentir cette représentation. 

La représentation c’est une question qui m’a obsédée oui. Toute ma vie. J’ai cherché partout. J’ai cherché sans comprendre qui j’étais. J’ai eu besoin de lire des choses qui me disaient que j’existais. De lire des choses où on me confirmait mon existence, par celles de personnages qui me ressemblaient. 

Ça a été difficile parce que pendant des années, je me suis identifié à des personnages qui n’étaient pas moi. Tu vois ? Des personnages parfois masculins, qui étaient bourrés de domination. C’est les seules représentations que j’avais, parce que j’ai grandi en banlieue et que les schémas dont tu hérites géographiquement ne ressemblent pas à la vraie vie. 

Donc on fait comment, on s’identifie par défaut ? 

Tu fais par défaut, tu préfabriques, tu transformes, tu performes. Du coup quand tu arrives un peu à sortir de tout ça, tu ne sais jamais vraiment qui tu es. Et ça, ce sentiment d’étrangeté, d’être étrangère à tout le monde et partout, il est horrible. 

Mais pour revenir à la représentation, ce roman, aujourd’hui, je suis capable de dire que j’aurai trop aimé le lire à l’adolescence. On peut croire que c’est narcissique, en fait, c’est juste que ça m’aurait facilité plein de trucs. 

Et ça c’est le truc le plus sain possible en fait, d’avoir rendu justice à celle qui en toi a manqué de représentation. 

Oui ! Et puis, je pense qu’en vrai, je ne parle pas seulement aux femmes lesbiennes musulmanes, issues des quartiers populaires. Mais en partant de cet endroit-là, ça ouvre plein de champs en fait. Ça peut parler à plein de gens. À des gens qui ont une double identité, une double culture, des gens qui viennent de partout. C’est pas juste la banlieue. C’est le livre qui représente les gens qui prennent les transports longtemps, qui attendent, qui sont fatigué.e.s. 

C’est le livre de celles et ceux qui ont l’impression d’être de nulle part.

Oui, des étrangers à tout. 

Et cette idée d’appartenir à plusieurs groupes et pas à un seul. 

(La serveuse dépose une grenadine et un sirop à la menthe) 

On n’en parle pas assez je trouve. De ne pas vouloir choisir. C’est très difficile de se dire constamment que c’est une richesse. C’est éprouvant. Et tu as l’impression de ne pas avoir d’alliés. Du coup, même quand tu écris ce bouquin, tu es en train de chercher des représentations. Ici, je me demande qui sont mes alliés. J’essaie d’identifier qui, comme moi, ne se sent pas à sa place. Je ne sais jamais qui est avec moi, pour de vrai. C’est difficile de l’accepter. 

Moi je pense que ce qui fait violence dans ce que je dis, c’est que bizarrement, ça n’existe pas.

Notamment au moment d’arriver dans le milieu littéraire où tout est versatile. 

Comme la Fatima du livre, je préfère les actes. Aujourd’hui, on n’ose pas assez dire “Je m’en bats les couilles de votre avis”. Et si ça vous remue, tant mieux. Ce bouquin existe parce que j’ai envie de faire bouger les choses. 

Et si ça vous pique c’est que je vise juste.

Exactement. Personnellement, quand une lecture me chamboule, en bien ou en mal, je vais chercher pourquoi, en moi, à l’intérieur de moi. Pourquoi ça me fait ça ? Pourquoi ça me fait violence ? Il faut se demander pourquoi un texte, un discours, une parole, nous fait violence. Moi je pense que ce qui fait violence dans ce que je dis, c’est que bizarrement, ça n’existe pas. Ça n’existe pas d’être lesbienne et musulmane tout en ne renonçant pas à sa religion et en ne crachant pas sur ses parents. Je ne leur donne pas ce qu’ils veulent. La nuance, la complexité, ça j’ai l’impression que ça dépasse plein de gens. 

La nuance aujourd’hui c’est une forme aboutie d’humilité. Il y a des cases auxquelles on adhère, et c’est reposant, parce qu’on n’en bouge plus. Pour comprendre ce roman, il faut accepter les mouvements. 

C’est très juste ce que tu dis là. J’ai l’impression que mon roman c’est des allers-venus, un cheminement, une quête, sans réponse. Parce que j’ai pas la prétention d’avoir des réponses. Pour moi, c’est très important que rien ne soit figé. On doit avoir le droit de penser une chose un jour et son contraire le lendemain. 

Et justement, c’est ce qui fait la force du livre. Quand on le lit on peut s’inquiéter, presque, qu’il réponde à l’injonction quasi stylistique de la chute, et finalement non. Rien ne se fige, précisément. 

Oui, et c’était très important pour moi. Parce qu’on nous pousse, dans la littérature, à trouver des solutions, à trancher, à finir. Il n’y a pas de tambours à la fin, pas de coming-out. Il ne s’agit pas de ça. Il s’agit de l’amour. Il y a de la tendresse. On ne se dit pas les choses, peut-être qu’il ne vaut mieux pas. Il s’agit de comprendre. C’est ça l’amour. C’est ne pas aller au-delà de là où on te dit qu’on veut aller. On en est là pour l’instant avec ma mère. Je prends mon temps. Je sais qu’elle est fière. Elle sait de quoi je parle. Je lui ai dit une fois que je mélangeais le vrai et le faux. Et elle a compris. Et c’est tout. C’est ça l’amour.

À suivre…

_________________

Discussion par Arthur Guillaumot.

Merci au Livre sur la Place et aux Editions Noir sur Blanc, Notabilia.

Photo de Une : JOEL SAGET / AFP

Laisser un commentaire