< Tous les articles En Marge Magazine Extinction des villes / En Marge Par Joshua Thomassin 3 janvier 2023 Confinement, crise énergétique, crise climatique, troisième guerre mondiale : quoi qu’il se passe, les enseignes des villes continuent d’allumer leurs lumières la nuit. Alors que le gouvernement a présenté le 6 octobre 2022 un nouveau plan de sobriété énergétique, censé changer la donne, on se pose la question de son efficacité. Peut-on encore croire aux sanctions étatiques contre l’éclairage nocturne des panneaux publicitaires, commerces et entreprises ? Les règles en vigueur La loi est déjà assez claire sur le sujet, et si elle était appliquée le problème n’en serait pas un. Voilà par catégorie les règles d’extinction des feux : Publicité / Pré-enseigne : doit être éteinte entre 1 heure et 6 heures du matin. Enseigne : idem sauf en cas d’activité nocturne. Si elle cesse ou commence entre minuit et 7 heures du matin, on peut éteindre jusqu’à 1 heure après et allumer jusqu’à 1 heure avant. Vitrine : doit être éteinte entre 1 heure et 7 heures du matin. En cas d’activité nocturne, on peut éteindre jusqu’à 1 heure après et allumer jusqu’à 1 heure avant. Éclairage intérieur et extérieur des locaux professionnels : doit être éteint 1 heure après la fin de l’occupation et peut être allumé à partir de 7 heures du matin, ou 1 heure avant le début de l’activité si elle commence plus tôt. Il y a des exceptions pour les aéroports et certaines publicités (abris-bus par exemple). En détail ici. Ce sont les préfets et les maires qui ont la main sur toutes ces réglementations. Les préfets peuvent les durcir pour protéger faune et flore et les maires peuvent les suspendre pour événements particuliers, genre Noël. Les maires ont également la charge d’appliquer les sanctions, en cas de non-respect. Appliquer la loi c’est dur La loi est somme toute logique, elle n’a rien de radical, on pourrait même dire qu’elle ne va pas assez loin : un commerce fermant à 18 heures peut laisser sa vitrine et son enseigne allumées jusqu’à 1 heure du matin. Pourtant, ces règles simples sont peu appliquées. Elles sont apparues par décret en 2012 pour les enseignes et les publicités et par arrêté en 2013 (complété en 2018) pour l’éclairage des bâtiments (dont les vitrines). En 2014, 7 mois après l’application de ce dernier, l’ANPCEN (Association Nationale pour la Protection du Ciel et de l’Environnement Nocturnes) dressait déjà un bilan mitigé. Des résultats en progression mais hétérogènes, et aucune information sur l’application des contrôles et des sanctions. 10 ans après, les nuits de la majorité des grandes villes françaises continuent d’être éclairées par les magasins et les publicités. Rien n’a véritablement changé. Certes il y a des progressions, des prises de conscience, des communes qui s’engagent, mais en général les sanctions ont du mal à être appliquées et les lumières brillent toujours. Les maires prévoient-ils des contrôles ? Prennent-ils les sanctions prévues contre les commerces hors-la-loi ? Aucune information ne nous parvient. Ces sanctions, c’est en premier lieu une mise en demeure, soit une lettre qui annonce un délai de 5 jours maximum pour revenir dans le cadre de la loi. En cas de retard ou de refus, une amende de 1500€ maximum peut être prononcée, ainsi qu’une amende pénale de 7500€. Pas de quoi rompre l’équilibre des entreprises privées. Les commerces savent qu’il y gagnent plus avec leur communication nocturne ostentatoire qu’avec une économie sur la facture énergétique. D’où l’importance d’avoir des sanctions fortes mais surtout appliquées pour observer du changement. Pour l’instant, ce que l’on observe, c’est que la société civile s’empare bien plus de ce problème que l’État. Des collectifs de parkour, comme On The Spot éteignent les enseignes avec style. Une nouvelle application, Extinction Nocturne, répertorie les éclairages abusifs et hors-la-loi. Elle a été lancée à Marseille en octobre 2022 par l’association Les Amis de la Terre Bouches-du-Rhône Provence. Déjà 282 lieux ont été remarqués dans la cité phocéenne, le but est d’alerter les pouvoirs publics grâce à ce recensement. Utilisez-la chez vous si vous êtes adepte des sorties de nuit. https://www.instagram.com/p/ChprOt8Dv0K L’État enfin décidé à agir ? Le 6 octobre 2022, en réponse à l’accélération du dérèglement climatique et à la guerre en Ukraine, le gouvernement français présente un plan de sobriété énergétique, qui a pour objectif de diminuer la consommation d’énergie du pays de 40% d’ici 2050 et de 10% d’ici deux ans. Qu’apporte-t-il de nouveau sur l’éclairage nocturne privé ? La suppression d’une dérogation. Celle qui autorisait les agglomérations de plus de 800 000 habitants à laisser les publicités lumineuses activées toute la nuit. Rien de plus. Aucune remise en cause, aucun changement structurel, aucune révolution en vue. Alors que la période s’y prête, c’est particulièrement le moment pour prendre des décisions radicales en ce qui concerne l’utilisation de l’énergie. Bordeaux a réduit de 2 semaines les illuminations de Noël. Saint-Étienne a choisi d’éteindre les lampadaires entre minuit et 4 heures, hors centre-ville. Mais dès qu’on s’approche des entreprises privées, les actions cessent. Les belles paroles sur l’urgence climatique, sociale et économique se taisent et laissent faire. Pourtant on parle juste d’éteindre la lumière le soir. On l’apprend aux enfants, c’est dans nos mœurs autant que dire merci. Ce que l’on ne prend pas sur l’éclairage privé, on l’économise sur l’éclairage public, comme le font Bordeaux, Saint-Étienne et de nombreuses villes françaises. Et l’on perd une partie de l’opinion populaire sur un sujet qui devrait faire consensus : économiser l’énergie dans un contexte de crise et face au dérèglement climatique annoncé depuis des dizaines d’années. Comment expliquer à une Stéphanoise qu’elle ne peut pas sortir de chez elle la nuit sans lampe torche alors que certains magasins du centre-ville restent éclairés. La pollution lumineuse Si seulement la pollution lumineuse était un problème purement moral, et que l’on se prenait la tête pour quelques watts. La facture de l’éclairage nocturne est au contraire fortement salée : Impacts sur la biodiversité : migration, reproduction, recherche de nourriture et d’autres comportements sont modifiés par la lumière artificielle chez de nombreuses espèces animales. Par exemple, le rouge-gorge chante plus tôt, parfois jusqu’à 2 heures avant le lever du soleil, ce qui provoque chez lui un manque de sommeil et des troubles reproducteurs. Animation sympathique expliquant de nombreux autres phénomènes ici. Et article détaillé ici. Visibilité du ciel largement réduite : 83% de la population mondiale, et 99% des Européens, vit sous un ciel rempli de lumière artificielle / 1 humain sur 3 ne voit pas la voie lactée, le chiffre grimpe à 60% pour les Européens. Article détaillé ici. On a donc déjà dépassé les limites et on voit mal nos pays occidentaux s’arrêter d’éclairer la nuit abondamment. Ce qu’il nous reste, c’est limiter la casse, et devenir responsables. Soit éclairer la nuit seulement là où c’est utile. Si le curseur de ce qui est utile ou pas n’est pas une vérité générale, on pourrait au moins en discuter. La vitrine du magasin de chaussures a-t-elle plus d’intérêt à être éclairée pour le bien commun que les rues des villes ou les illuminations de Noël ? L’éclairage public est également en cause, mais lui peut être contrôlé pour apporter le cadre sécurisant nécessaire tout en déréglant le moins possible la biodiversité. Les solutions ne manquent pas : lumière uniquement diffusée vers le sol, détecteur de mouvement, baisse d’intensité, etc. Solutions aussi pour réduire la facture énergétique, comme à Nantes où la consommation annuelle de l’éclairage public est passée de 50 à 37 GWh depuis un passage aux LED en 2017. D’ailleurs, l’économie d’énergie est estimée à 150 GWh en réduisant l’éclairage extérieur des bâtiments tertiaires, soit la consommation annuelle de 32 000 foyers français moyens. Histoire d’avoir une idée quand l’État demande l’effort de chaque citoyen. Prendra-t-on le problème au sérieux avec ce nouveau plan gouvernemental ? On y croit peu. En finir avec l’éclairage abusif nécessite une loi plus ambitieuse et surtout une fermeté accrue sur les contrôles et les sanctions. La crise actuelle voit de nombreuses villes proposer leur propre plan de sobriété : Lyon réduit l’éclairage de ses sites patrimoniaux, même intention à Lille et à Marseille. L’éclairage public est le levier de manœuvre principal et l’on évite de s’attaquer au privé. Mais si l’État, au niveau national et local, n’est même pas capable d’obliger les entreprises privées à éteindre la lumière la nuit, jamais il ne nous fera croire que nos efforts stopperont le dérèglement climatique, et jamais il ne sera légitime de nous en demander. Josh / En Marge Article version longue de celui présent dans le numéro 4 de Première Pluie Magazine. Parcourez le Grand Est ou écrivez-nous par mail ou sur nos réseaux sociaux pour vous le procurer. Photo à la une de Diego Zébina. 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