Le dernier jour d’une année est le début d’une autre. Le dernier jour d’une année devrait être à l’image de l’année qu’on voudrait passer ensuite. Les gens se concentrent longtemps avant pour savoir où ils seront, avec qui, ce qu’ils mangeront, bien avant le dernier jour de l’année. Sûrement à peu près à partir du moment où ils considèrent qu’ils ont raté l’année en cours. Elle perd tout son intérêt comme tout ce qui devient obsolète.

Ils disent oui à une première soirée pour être sûrs d’en avoir au moins une. Ensuite ils avisent en fonction de ce qu’on leur propose. Ils espèrent mieux. Le dernier jour de l’année est très important, il dit beaucoup.

Ils s’habillent d’une certaine façon, ils ne s’habilleront plus comme ça de l’année. Ils boivent du bon alcool et mangent des bonnes choses. Ils passent la soirée avec des gens qu’ils ne voient que le dernier jour de l’année, à part les jours où ils les croisent dans la rue ou au supermarché, mais ils sont archi-en-retard. En retard pour rien.

Bref, c’est théâtral, un dernier jour de l’année. J’en ai vécu quelques-uns, j’ai eu 30 ans cette année. Mes anciens amis fêtent l’année qui arrive avec leurs collègues de travail. Des amis de leur femme ou de leur mari ou de leur amante ou de leur chien ou de la sœur du père Noël.

Je suis écrivain alors je travaille tout seul dans ma chambre et ça c’est la nuit. Le jour je change tout le temps de boulot. Dans l’année qui vient de se terminer, j’ai été chauffeur, livreur à vélo, veilleur de nuit, plongeur dans un restaurant, serveur dans une cantine, caissier dans un magasin de bricolage, porteur de cailloux lourds. Donc je n’ai pas de soirée de Nouvel An. L’année précédente j’avais fêté la nouvelle année avec des collègues parce que je rédigeais des slogans pour agence de communication spécialisée dans les slogans compliqués.

Je crois que j’ai eu envie de me faire virer après la soirée du dernier jour de l’année avec mes collègues et ça a marché.

D’ailleurs cette année je vais passer la soirée du Nouvel An tout seul mais je trouve ça marrant, innovant, frais, spontané, précis, comme un film adoré par la critique branchée. Même je crois que je vais passer une bonne soirée. Du repos volé à la vie rapide et qui oblige à des réactions.

*

A mon balcon, je bois un café du soir en regardant la rue s’agiter de gens bien habillés. Des couples surtout qui se complimentent d’une façon charmante en se pressant. Dans la rue piétonne, leurs souvenirs de l’année, leurs victoires, leurs défaites, leurs mauvaises baises et leurs quelques fiertés, leurs amours et leurs peurs, leurs spleens, achetés en même temps que la bouteille de moyen champagne. Leurs façons de se retrouver parfois. Leurs façons de regarder la nuit qui est tombée depuis un moment.

Il faut que je descende à l’épicerie juste en bas acheter ce qu’il me faut pour la soirée. En peignoir bleu nuit j’arrive dans la rue, au milieu des beaux habits.

A la caisse, l’épicier s’étonne :

« – Je ne peux pas vous servir. Le 31 décembre, une tenue correcte est exigée

– J’ai une soirée pyjama

– Vous êtes un anarchiste

– Oui, un anarchiste de soirée pyjama quoi

– 42 € 93 centimes

– Viva la revolution devant les Simpson

– Vous voulez le ticket ?

– Non, bonanébonesanté et à mort l’archiduc »

Cet épicier est un mec sympa qui me donne des citrons quand je demande des oranges et vice versa et voilà mon genre d’épicier favori.

C’est en remontant l’escalier, avant même d’arriver devant ma porte, que je me suis rendu compte que j’avais claqué la porte en partant, sans mes clés.

Et là j’ai eu tout le poids de la vie dans les poches de mon peignoir. Je n’avais pas mon téléphone, seulement ma carte de crédit et les courses de l’épicerie. A ce moment-là, selon mes calculs, j’allais devoir attendre le lendemain pour être secouru. Et encore, le 1er jour de l’année doit être le jour de gloire des serruriers.

*

J’habite au dernier étage alors je me suis allongé de tout mon long sur le palier et j’ai ouvert la bouteille de whisky acheté à l’épicerie. Je m’envoyais des grains de raisin dans la bouche depuis un moment, quand le volume de la musique à l’étage en dessous a augmenté. J’entendais des gens rentrer depuis un moment, des rires d’entrées, des paroles de couloir, de bienvenue sur mon paillasson.

Mes voisins du dessous par exemple, sont des gens charmants. Ils achètent souvent des fleurs, du coup ça donne des gens qui ont le sourire avec un bouquet de fleurs dans la main et qui montent lentement l’escalier parce que dans l’autre main ils ont des légumes du marché. Ils ne font pas souvent l’amour, j’ai juste entendu une petite partie une fois l’été dernier vers 3h23 du matin.

Là, ils font une soirée avec leurs amis ou des gens quoi et je suis très content pour eux parce que j’avais peur qu’ils n’aient pas d’amis. Souvent j’ai envie d’aller habiter avec eux et qu’ils m’achètent des jouets en bois et qu’ils me fassent un petit frère ou une petite sœur.

Mais j’ai 30 ans et je viens de faire pipi depuis la fenêtre de l’escalier. Aussi je vais allez m’incruster à leur soirée. Je sais vraiment bien m’incruster aux soirées. Ça vient du fait que je ne sais pas trop pourquoi, les gens oublient tout le temps de m’inviter à leurs soirées.

Là c’est facile parce que je suis le voisin du dessus et que si jamais ils ne veulent pas de mois dans leur soirée à la menthe j’irai appeler les flics avec leur téléphone fixe.

*

Je toc et c’est la fille qui vient m’ouvrir. Elle a à peu près mon âge et forcément elle a une belle peau à force de manger des fleurs.

«  – Bonsoir ! je dis en tendant une bouteille de chez l’épicier

– Bonsoir, vous êtes le voisin du dessus non ?

– Oui mais ce n’est pas si grave vous savez, vos voisins du dessus doivent dire la même chose de vous

– On vous avait invité ?

– Monsieur m’avait dit de passer

– Très bien, entrez, merci pour la bouteille

– Je pose mon manteau où ?

– C’est un PEIGNOIR, mettez-le là ! »

Si vous voulez rentrer dans une soirée chez un couple, confrontez la parole des amoureux. Soit vous allez rentrer immédiatement parce qu’ils se font confiance comme dans le cas présent, soit ils vont se disputer ultérieurement ou immédiatement, mais vous rentrerez dans tous les cas.

Les gens présents étaient presque tous des couples. Il y avait 20 personnes, autour d’une plus ou moins grande table.

Je suis allé dire bonjour à tout le monde, chose que je ne fais jamais quand je suis invité ou que j’ai les clés de chez moi. J’en conclu que le mec qui a inventé la politesse devait être un mec en détresse.

Pour passer le temps, j’écouté religieusement le mec qui parle de politique. Et je bénie la gauche, ma chère gauche, d’avoir la langue si pendue, parce que ça me donne une réelle occupation dans cette soirée. Et à un moment commence un violent débat entre le mec et une fille aux cheveux bouclés. Et je bénie la gauche, ma chère gauche, d’être si diverse, jamais sûre et toujours en remise en question d’elle-même parce que pendant ce temps-là, je mange et je bois comme un roi, un roi de droite.

Le temps passe, j’ai l’impression d’avoir été l’école avec tous les membres de la soirée, que certains sont les parrains de mes enfants alors que je ne veux même pas d’enfants. Ils commencent à se confier, l’alcool aidant. Le manque de désir sexuel, l’espacement des rapports, les difficultés à faire un enfant, le besoin de réinventer leurs couples. Et là, je comprends ce qui est en train de se passer alors je me dis qu’il est largement temps que je parte.

Je regarde ma montre, je n’ai pas de montre alors je me lève et je dis que je suis en retard. Deux membres de deux couples distincts s’embrassent, on me raccompagne. Je reprends mon peignoir et me retrouve dans l’escalier.

Mes petites provisions de l’épicerie m’attendaient sagement en haut. J’hésite à dormir, je m’allonge, mais le sol est froid et mon paillasson qui me sert d’oreiller est hanté par les pieds qui l’on foulé.

Alors je mets quelques trucs dans les poches du PEIGNOIR et je descends l’escalier sacré. Dans la rue vide de gens il fait super froid. Je marche depuis peu de temps sur des pavés qui claquent quand tout s’allume et hurle. Il y a des couleurs dans le ciel et des cris aux fenêtres. Je me dis qu’une nouvelle année commence.

Peut-être que mon téléphone va sonner d’appels ou de gentils messages. J’hésite à remonter devant ma porte pour écouter si je l’entends sonner. Mais non tant pis.

*

Je me balade dans les rues. Les rues qui viennent de me voir passer l’année par leurs contours se demandent pourquoi cette visite, elles ne comprennent rien à la vie. Je me demande ce que je vais vivre avec ces rues cette année

Si j’avais des enfants, je pourrais être sûr de passer par là pour accompagner mes enfants à l’école ou à n’importe quelle activité extra-scolaire vaguement absurde.

Là c’est l’inconnu. L’inconnu est la chose la plus excitante, parce que la plus forte en potentiel de débandade. Une loterie, une balle sur six, un marécage, un pari sur un boxeur anonyme, un raccourci qu’on connaît pas. Alors on verra bien. Pour le moment je vis une belle histoire avec cette rue, voilà ce que je peux dire.

Un mec bien habillé pleure pas terre sur le bitume qu’inondent des confettis, une dame entre deux âges marche d’un pas décidé et un clochard m’invite à boire dans sa bouteille de vin rouge et ça fait du bien.

Je ne sais toujours pas où je vais, je déambule juste pour la beauté du mot « déambuler ». J’arrive sur une jolie place, j’ai toujours aimé cette place. Juste sous les fenêtres d’un mec que je connais un peu et qui me doit 5 €. Je vois les lumières de la fête aux fenêtres. Ce mec me doit 5 € et ne m’invite pas à sa super fête.

N’empêche qu’il va me rendre ces 5 € ce bâtard.

Je sonne à son nom sur l’interphone.

« – Ouahciioudi ? demande une espèce de voix de femme mutante submergée par l’alcool.

– Je veux parler à Pierre.

Je pense que la voix s’écroule puisqu’elle est remplacée par un fracas, puis par le fameux Pierre.  

«  – Oui c’est qui ?

– Oui je t’appelle depuis Londres, je ne sais pas si tu te souviens de moi, je suis un pote de Matt et tu me dois 5 €

– C’est toi qui me dois 5 €

– Je peux monter ?

– Je m’en fiche que tu me doives 5 €

– Je peux monter ?

– Non

– Je te donne 5 € si tu me laisses monter

– J’ai pas envie que tu montes

– Un jour tu seras obligé de sortir de cet appartement avec tous les gens de ta soirée trop bien et je serai là, à attendre avec des objets coupants aux formes marrantes mais dangereuses. Quand je t’aurai vaincu toi et ton armée de chevaliers snobs, je vais faire un chèque de 5 € et le poser sur tes yeux pour que ton âme ne puisse pas passer le Styx parce que Charon n’accepte pas les chèques.

– Bonne soirée mec. » et il a raccroché

*

Je déteste cette place depuis toujours. Je prends une autre rue piétonne et je passe sous les fenêtres d’une ancienne femme que j’ai vite fait aimé beaucoup jadis. J’aimais beaucoup cette femme pour ses fenêtres sans double vitrage, vieilles fenêtres fragiles et transparentes comme un secret qu’on veut quand même dire. Fenêtres sublimes bordées par des volets en bois laissant si bien filtrer le jour.

Je cherche un truc à lancer suffisamment lourd pour casser une fenêtre. Je vide une poubelle municipale à la recherche d’un objet contendant. Mais il n’y a que des sacs de fast-foods. Je lance pour m’entraîner au tir quelques restes de burgers qui colorient de leurs sauces le mur de la dame.

Il me faut un caillou de moyenne taille. Trouver un caillou de moyenne taille en ville est une entreprise très compliquée. Essayez un jour où il fait beau parce que ça sert à rien de faire ça un jour de pluie, vous serez trempé pour pas grand-chose.

Au bout de quelques rues, je trouve enfin ce que je cherchais : des travaux municipaux en suspens. Des usines à cailloux. La vie n’est jamais aussi belle que quand on trouve le caillou qu’il faut.

Je reviens sur mes pas. Je vise en fermant un œil. J’ai calculé la puissance du vent. Faible.

Ça fait beaucoup de bruit une fenêtre qui casse. J’ai toujours su bien viser. Ça sert à rien de bien savoir viser de nos jours. Sauf pour casser des fenêtres. Désolé pour cette fille que je ne connais pas vraiment d’avoir utilisé le seul talent que la nature m’a donné pour casser sa fenêtre une nuit du nouvel an.

*

Je continue ma route, les mains dans les poches, assoiffé de sang. Non quand même pas. Après des virages dans des rues quasi droites, dans rue comme une autre, j’entends des voix d’amis au balcon. Des voix qu’on reconnait sans qu’elles aient quelque chose de spéciale. Pas un grain ou un ton, mais plutôt on se souvient des mots de ces voix dans des moments heureux. Des éclats de voix qui me reviennent dans cette rue du passé où il fait froid. 

« – T’es venu finalement ? mais qu’est-ce que tu fais en peignoir ?!

– Qui êtes-vous ?

– Monte abruti on va t’ouvrir. »

Je me sens comme un pirate passé par-dessus bord que de braves matelots espagnols de la marine marchande remontent sur le pont. Je sonne au nom d’un de mes amis sur l’interphone, apposé à un que je ne connais pas.

«  – Il est 3 heures du mat, t’es en peignoir et on dirait que t’as vu la vierge et en plus ça fait 3 mois que tu me dis que tu viendras pas

– J’ai enfermé mes clefs chez moi. Après je me suis baladé, je pense que je cherchais où tu habites.

– T’es jamais venu ?

– Non. 

– Pourquoi ?

– C’est un petit peu de notre faute à tous les deux on va dire.

– T’es arrivé ici par hasard alors ?

– J’ai longtemps erré, comme Ulysse.

– Mais ferme-là, maintenant t’es là, c’est cool. Regarde ça c’est Charlotte, ma meuf, on vit ensemble.

D’où le nom inconnu sur l’interphone. Tout autour il y a des gens que j’aime, que j’aimais, que j’avais aimé et même certains que j’aurais aimé aimer. Ils doivent se dire que je suis juste arrivé en retard comme toujours, pas que je suis un enfermé dehors. Des filles jolies comme à l’époque des jolies filles. Des tas de visages heureux, aimés, des voix toujours des voix, des regardes fondamentaux, des cheveux ébouriffés, des odeurs corporelles. Des sourires sous la forme la plus pure, qui semblent sortis de cette mine de l’âme. Des têtes que je ne connaissais pas, et que je tiens pour « nouveaux arrivants », c’est-à-dire MARI ou FEMME. Les gens ont l’air d’avoir envie de faire des affaires, dans leurs beaux habits.

Une dame me parle :

«  – Qu’est-ce que tu fais dans la vie maintenant ?

– Je suis catcheur.

– Sérieux ?

– Oui. 

– C’est pas trop dur ?

– Non, les coups sont factices en général.

– Et ça gagne bien ?

– Je n’ai pas le loisir de m’en plaindre

– Moi je suis dans la tech de com’ pour une boîte anglaise du coup je fais quelques allers-retours entre ici et Londres. Je gagne pas mal d’argent. Je vis avec quelqu’un, il s’appelle Marc et il est dentiste. Et il se pourrait que je sois enceinte !!!!!!!! Je rêve de l’appeler Adélaïde. Ah ! et pendant les vacances on fait des voyages, Marc gagne bien sa vie, encore mieux que moi.

Parfois, vous trouvez des gens formidables. Leur plaire vous hante jusque dans votre sommeil. Par exemple vous vous demandez quelle façon de dormir ils ou elles trouveraient plus juste. Et puis finalement, ils s’appliquent à décevoir l’adolescent que vous avez été en suicidant ce qu’ils furent.

Mais pas grave. Il fait bon vivre à cette soirée. On m’a assuré plusieurs fois que j’avais été invité il y a bien longtemps déjà mais que j’avais refusé de venir. Il y a eu des discussions de cinglés, des photos floues, des verres cassés.

Au bout d’un moment tout le monde a rendu les armes. Nous étions une dizaine dans le salon et nous nous sommes endormis en même temps comme si c’était une épidémie de sommeil ou la mode de dormir.

*

Je me suis réveillé le premier. J’ai vu ces gueules adorées. Des corps à demi-superposés. C’est paisible et comme à l’abri du monde. Je me sens bien, en forme. Alors je pars, rechargé, sans dire au revoir, sans réveiller personne, sans faire de bruit en m’habillant. Je ne veux pas que le beau spectacle de la nuit soit gâché par le matin. Ça arrive souvent.

Je repars avec mon peignoir.

Par les rues empruntées la veille, des gens qui donnent effectivement l’impression de vivre dans une nouvelle année. Dans le futur même. Avec des trottinettes électriques qui foncent démesurément vers QUELQUE CHOSE, pilotées par des espèces de mutants dans la tech de com’.

Pas les rues du matin d’une nouvelle je me dis que la rue sent bon la boulangerie et l’espoir. Je n’en n’ai rien à faire que ça soit des odeurs artificielles. Je ne vois pas de fenêtres cassées.

En bas de chez moi, l’épicier, toujours au poste, me fait des signes de joie. Je tape machinalement le code de mon immeuble et entame ma longue montée vers ma porte fermée mais aussi vers le petit-déjeuner que j’avais consciencieusement acheté la veille. 

Pas les rues du matin d’une nouvelle je me dis que la rue sent bon la boulangerie et l’espoir. Je n’en n’ai rien à faire que ça soit des odeurs artificielles. Je ne vois pas de fenêtres cassées.

En bas de chez l’épicier, toujours au poste, me fait des signes de joie. Je tape machinalement le code de mon immeuble et entame ma longue montée vers ma porte fermée mais aussi vers le petit-déjeuner que j’avais consciencieusement acheté la veille. 

J’ai poussé la porte machinalement et elle était ouverte. Elle paraissait fermée, le loquet avait surement essayé de faire son travail, mais il ne donnait qu’une vague impression. En poussant, la porte s’est ouverte.

Ça me fait économiser un serrurier et j’ai vécu des trucs.

Fin


Arthur Guiomo