Eden Dillinger sort ce mercredi 22 mai une compilation de ses freestyles bihebdomadaires Offshores, série de 6 entamée début mars et désormais disponibles sur les plateformes. Les prods sont signées Dj Weedim, Piège, LaSmoul, Flem,  tous les clips sont de Julius, Spider ZED et Blue Mancino viennent prêter de la line sur deux des freestyles. De quoi s’aiguiser les dents avant un projet futur, pour Eden Dillinger.

On est à Bourges, dans une salle faite pour les interviews que l’organisation appelle sobrement “box interview”.

On parle de la scène, on parle du rap, on parle d’un tas de trucs pendant les quelques minutes qui précèdent l’interview. Eden Dillinger est vif, genre grand requin blanc qui nage fort, contre le courant, peut-être, en plein sous les vagues, enfin là où le mène ses inspirations, impossible de la capturer ou de le cadrer, ce requin.

Il touche un tas de domaines, il est fort, plus fort que moi, surfeur qui vient de faire 4 h de voiture dans le brouillard. Je suis arrivé à Bourges juste à temps pour le voir électriser la salle dans laquelle il assurait son set pour les Inouïs du Printemps de Bourges. Dans cet entretien, il en parle, justement de la scène.

Il parle du rap, aussi, et de ses ailleurs, dans lesquels il se balade avec la liberté d’un requin insaisissable. Il questionne la notion de succès et interroge les marqueurs socio-culturels dont la musique est parfois affublée, comme le terme “rap de iencli”. L’importance des mots, des remises en questions, la dangerosité des terminologies définitives et surtout une peur juste et amère des cases.  

Eden Dillinger appellera un jour sa fille Eden, mais Dillinger reste un gangster braqueur de banques, comme si le débat avait trouvé un corps. Il aime le débat, justement, ça donne cette interview.


Arthur : Déjà, la première question, c’est qu’est ce que ça te fait de voir l’énergie que t’a lancé le public tout à l’heure ? On est aux Inouïs du Printemps de Bourges, tu t’attendais peut-être à quelque chose de plus conventionnel et il y a eu un pogo quand-même.

Eden Dillinger : Je suis pas super étonné. Dans mon équipe, mon manager vient du métal, donc on discute souvent de la scène. Je pense que plus ça va et plus le rap emprunte énormément de trucs au métal, peut-être même sans le savoir, sans le revendiquer. Le public ne le sait pas et il devient un public de métal, ce qui est assez drôle.

Les gens qui viennent me voir à la fin des concerts, il y a un peu de tout, des gens avec des dreads roses, des gens qui s’affirment, des gens qui viennent en concert pour se la donner.

Là où avant, je vais faire une grande généralité, mais là ou avant les concerts de rap, c’était pas très intéressant. Moi j’en ai fait beaucoup beaucoup dans ma vie, plus d’une centaine, il y en a moins d’une dizaine que j’ai aimé. On s’ennuyait.

Il y a des gens qui ne travaillaient pas le charisme ou l’élocution. Maintenant ce qui est cool, c’est que les gens viennent pour se donner de l’énergie et ça devient vraiment un spectacle. Donc je suis pas tellement étonné que ça par cette ambiance. 

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Arthur : J’ai l’impression que la scène fait partie de ton projet, avec des morceaux qui sont taillés presque exclusivement pour la scène.

Eden Dillinger : Oui. Là on a du virer un morceau parce qu’il fallait être dans les 29 minutes. Notre set est plus long normalement. Mais on avait un morceau qui était vraiment que pour la scène, qui sera peut-être une interlude plus tard. Mais ouais c’est trop important.

Même dans les influences de Piège (beatmaker, présent sur scène à ses côtés, ndlr). Il est éclectique, il fait de tout, mais souvent la basse te donne envie de casser ton crâne. Le set, par les prods de Piège et par ce que je fais moi, devient un truc énergique.

 

Arthur : Il y a une idée qui revient très souvent dans tes morceaux, celle de rendre fier ta mère, tu en es où, de pouvoir la regarder en face, comme tu le dis dans Coeur Camo ?

Eden Dillinger : C’est compliqué en fait, je pense qu’une mère quand tu es son enfant, elle est déjà fière de toi, de base. C’est juste que tu cours après un idéal qui est déjà là. Je pense que ma mère est déjà fière de moi en vérité. C’est un truc dont on se persuade soi-même.

Tu sais, ma mère, que je lui achète une villa ou qu’elle reste dans son hlm, si je suis heureux elle est contente, avec ses chats, elle trip. (il sourit, ndlr)

Mais tu veux la mettre dans les meilleures conditions possibles, donc j’en parle, et puis il y a l’image qui va avec, le but, la métaphore. C’est un truc qui vient très spontanément.

Dès qu’il y a un peu de sentiments, du feeling, ça va sur la famille.

“Le moi d’antan aurait été content, le moi de maintenant dit que c’est mérité.”

Arthur : Être ici à Bourges, c’est une forme d’accomplissement ?

Eden Dillinger : Ouais. Après, moi j’ai des notions d’accomplissement qui sont assez spéciales, parce que ça recule avec le temps. Je suis rarement fier de moi. Je peux être fier de mon travail. Mais de moi… J’essaye…

Le moi d’antan aurait été content, le moi de maintenant dit que c’est mérité.

Je suis pas refait, je me dis que ma place est là.

Mais je suis très content, ma mère était super contente, Bourges c’est hyper identifié, je pense que la mère de Piège était contente.

Il s’adresse à Piège

“Elle était content ta mère pour Bourges ?”

Tout le monde est content.

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photo : Jason Piekar

Arthur : Ça se voyait sur scène tout à l’heure, j’ai l’impression que tu étais content, qu’il y avait une sorte de bonhomie, c’est juste ?

Eden Dillinger : En fait je suis heureux quand ça se passe bien. Dès les balances ça s’est bien passé. On prend du plaisir sur scène, on joue des morceaux qu’on aime. C’est pour ça qu’on joue pas mal d’exclus, parce qu’on joue des morceaux qu’on a envie de jouer. On arrive à ressentir l’énergie qu’on voulait donner, avec souvent un public qui ne nous connaît pas.

Actuellement je tourne, sur des premières parties, ou sur des plateaux. Les gens me connaissent pas. Je suis pas assez connu pour remplir des salles à moi, dans toute la France.

Mais quand je vois des gens qui ne me connaissent pas qui arrivent à prendre l’énergie que je voulais donner, ça fait plaisir et je me dis que le morceau marche sur scène.

Arthur : On pense aux premières parties de Moha la Squale, c’était compliqué ?

Eden Dillinger : Hmm… Nan c’était pas compliqué, parce que le taff a été fait comme il devait être fait et que je pense qu’on est allés au maximum de ce qu’on pouvait faire. Parce que le public de Moha la Squale est un public assez intéressant. C’est un public soit assez urbain, de “cité”, donc on sait que c’est pas un public qui va se lancer dans des gros pogos, ça peut arriver, mais sur moi il y a moins de chance, ou alors des gens dont c’est le premier concert. Il touche un public divers et varié.

C’était la première fois en concert avec Piège qu’on disait : “On fait quoi on rentre un cercle ?!” Et on entendait des gens dans la salle dire “Oh nan pas un pogo”.

Parce que c’est pas la culture de ce public là. Mais c’est formateur.

Il y a pas longtemps, on a fait une date où il y avait même pas un tiers de la salle. Sur le moment tu balises. C’était en Suisse, alors que la veille on avait fait complet à Lille, avec que moi. Ça fait un peu un ascenseur. Mais au final ça s’est super bien passé, il faut savoir prendre le truc comme il est. J’ai réussi à m’amuser, j’ai rappé comme dans le club, je suis même pas monté sur scène.

On s’est dit “si on vraiment en comité réduit, autant prendre des dispositions de format familial”. C’était super cool, c’était une autre expérience. Alors que si j’étais monté sur scène en me disant “Comment ça ils sont si peu nombreux ?” J’aurai passé une très mauvaise soirée.

 

Arthur : Ce flow incisif, d’où vient-il et qu’est ce qu’il exprime ?

Eden Dillinger : Déjà ça vient des prods de Piège, on va pas se mentir. Quand la prod est plus douce le flow est plus doux.

Tu sais je vais vers un truc un peu vindicatif, c’est beaucoup de ressentis. Mon but, c’est de faire passer des émotions avant tout, je me revendique pas porteur de messages plus que ça. Je me sens pas investi de quelque chose. Ce que je veux, c’est essayer de faire ressentir aux gens ce que moi je ressens. Et souvent, pousser la voix ou interpréter, peut-être parfois même sur-interpréter, c’est un bon vecteur d’émotions.

Je suis pas Joey Starr sur scène non plus, mais des gens qui ne me connaissent pas peuvent comprendre l’énergie sans même comprendre de quoi je parle. Comme quand tu écoutes un artiste d’une autre langue, tu comprends pas ce qu’il dit mais ce qu’il dégage oui.

 

“Ce que je veux, c’est essayer de faire ressentir aux gens ce que moi je ressens.”

 

Arthur : Il y a quelques jours, il y a eu un début de débat entre un média rap et toi. On va résumer en disant qu’ils disaient que tu étais l’héritier du rap de iencli. J’aimerai qu’on revienne un petit peu là-dessus parce que ça traduit quelque chose de plus profond dans le rap et je trouve que ce que tu dis à ce propos est intéressant.

Eden Dillinger : Prince héritier du rap de iencli.

J’ai un problème déjà de base avec ce terme en fait. Rien que quand il est arrivé, moi il m’a fait rire mais je le trouvais assez flou, assez tendancieux. Je savais pas s’il voulait décrire une musique, pour vraiment des ienclis, donc on parle de drogue, ou s’il parlait de rap de blanc.

C’était un terme alambiqué pour parler de rap de blanc de classe haute. Et si c’est le cas, bah je trouve ça très dérangeant. Ce que j’aime pas, c’est l’idée qu’il peut y avoir derrière. Sans parler de racisme. Plus de stigmates. Ce qui n’est pas la même chose.

J’avais peur qu’il y ait un biais, un a priori, en mode “bah si t’es blanc, t’es riche, et tu fais du rap pour blancs riches”. Du coup moi ça me vexe énormément. Et imagine si tu inverses le truc ? C’est galère. Comme c’est atroce dans la tête des gens quand le rap de rue est le rap des “noirs pauvres”.

Moi j’ai énormément de mal avec les cases, dans la musique et dans quoi que ce soit en vérité. Je trouve ça contre-productif, et là pour le coup ils ont visé dans le mille.

Je devais m’insurger et je pense que c’est un combat que je vais mener longtemps. Je me sens un peu insulté par ça.

J’ai l’impression que ça blesse beaucoup de gens, j’ai reçu beaucoup de dms de gens qui le disaient “merci, enfin”.

Rires

Mais juste, il faut faire attention avec les mots qu’on emploie. Surtout quand on est journalistes. Si c’est un mec dans une discussion de label, avec aucune prétention sur les mots qui dit ça, on va passer outre. Par contre, sur un site qui s’appelle “Le vrai rap français” je crois. Bah c’est compliqué. Et pourtant,  j’ai vu sur insta qu’ils partagent tous mes sons. Et dans mes dms twitters, quand on a discuté, j’ai vu qu’ils étaient super cools. Ils sont ouverts sur la question, même leur équipe s’interroge sur ce qu’un artiste comme moi peut en penser.

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photo / Jason Piekar

“Le rap n’est pas un genre musical, c’est plus un mouvement”

 

Arthur : Tu incarnes avec quelques autres, ce qu’il serait facile d’appeler “un renouveau sur la scène rap”. Je pense à des gars comme Tengo John, Prince Waly, Lord Esperanza entre autres qui font partie de ton entourage, au même titre que Kurt 20:20 ou Wallace Cleaver. Si pendant 5 minutes tu devais être porte parole de cette génération là, comment tu définirais ça ?

Eden Dillinger : La scène je n’ai pas l’impression de l’incarner, pour ce qui est de moi. Je ne sais pas si on incarne quelque chose. J’ai pas toujours l’impression qu’il y ait de dénominateurs communs.

Arthur : Je pense à la curiosité qui se ressent dans les projets de ceux que j’ai cité, un projet par exemple comme BOY Z de Prince Waly, qui est extrêmement riche.

Eden Dillinger : J’ai un grand débat sur le rap, c’est le truc relou, moi je pense que le rap c’est pas un genre musical, c’est une aberration.

Un genre musical doit se définir par des choses qui ne bougent pas ; soit des instruments, soit une façon de scander. Le rap c’est plus un mouvement en fait.

C’est compliqué de définir le rap. Là où ça devient gênant c’est que si Renaud avait dit “je rappe”, bah il rappe frère. On peut élargir le spectre à beaucoup de choses. Si Marylin Manson avait dit je rappe, bah rappe.

Pour moi, une barrière s’est brisée depuis 2010. Le rap maintenant c’est juste des gens qui font de la musique. Je suis anti-cases. Ce qu’ils font exactement, ça leur appartient. Là où le rock s’est démultiplié dans des cases, il y a 25 000 cases de rock pour qu’on comprenne bien ce qu’ils font comme musique au premier abord.

Moi j’ai pas du tout envie qu’on me mette dans une case, ou qu’on me demande ce que je fais. On a eu le cas là récemment à un concert, on m’a dit “tu fais quoi de la trap, du boom-bap ?”

Bah déjà c’est compliqué parce que la trap d’Atlanta et la trap de Chicago c’est pas la même chose. On parle de quoi, de BPM’s ? C’est trop difficile. Après Piège m’a dit “casse pas les couilles, dis que tu fais de la trap” Et il a pas tort quelque part.

Mais moi j’aime tellement pas cadrer ce que je fais que si quelqu’un me dit que je fais de la folk, je vais dire “cool frère”. Je m’en fout du classement.

Arthur : C’est marrant j’ai posé un peu la même question à Kurt (Kurt 20:20, proche du rappeur, dont le premier projet Noir Ivoire est toujours disponible, son interview est sur le site, ndlr) , et lui il m’a dit que le rap c’était de la pop.

Eden Dillinger : Oui c’est propre à chacun, c’est très subjectif. J’ai l’impression que les gens ne se posent plus la question de savoir si ce qu’ils font, c’est du rap ou pas.

C’est “ouais je le fais parce que j’ai envie de le faire et je trouve ça cool”.

Si demain poser sur de la cornemuse c’est lourd, je vais poser sur de la cornemuse. Si c’est bien on pose dessus et on fait un truc lourd.

« J’ai énormément de mal avec les cases, dans la musique et partout »

 

Arthur : Qu’est ce qu’il se sera passé au printemps prochain ?

Eden Dillinger : Ah bah là on aura sorti l’album quand même je pense.

Après peut-être au Printemps de Bourges, plus aux Inouïs, peut-être en bas de l’affiche mais sur l’affiche.

Il faut que ça ait bien marché, être plus installé, pour remplir des salles de 200 personnes. Avoir plus de moyens sur scène, être plus identifié.

Nous on bosse énormément dans l’ombre, mais on en a fait énormément.

Sauf que quand on entend pas les gens ont l’impression que tu te branles.Je les comprends tu vois. Donc être plus présent dans le paysage journalistique, et qu’on me cite plus souvent, ça serait cool.

Arthur : On a une question rituelle pour terminer les interviews : Qu’est ce que t’évoque la première pluie ?

Eden Dillinger : Sans être trop poético-poétique, je pense que c’est le début de quelque chose tu vois ?

Bon là vous vous placez un peu sur les artistes en développement. Pour moi la Première Pluie c’est le premier ressenti.

Tu imagines quand tu viens d’un pays où il pleut jamais ? Tu te manges la première pluie tu hallucines.

C’est un peu la découverte. La première sensation nouvelle. Peut-être que la première fois que tu montes sur scène c’est un peu ta première pluie aussi. Donc le début d’une sensation nouvelle.


Offshore est disponible sur toutes les plateformes.

Interview réalisée dans le cadre du Printemps de Bourges où Eden Dillinger participait à la sélection des Inouïs du Printemps de Bourges. 


Moyens techniques : Emma Tuellion

Arthur Guillaumot