Finn est ce que d’aucuns appelleraient il y a de ça une petite centaine d’années en arrière une Guimauve. Pourtant assez peu ouvert et malléable au monde qui l’entoure et sur lequel il marche avec la même paire de pompes depuis qu’il chausse du 44, on ne peut pas dire qu’il soit là pour changer sa face abominable et sordide. On arrive bientôt au jour où pour la dernière fois peut-être il verra Max, Lewis, Natalia, Becky, Karen ou Lucas. Autant de noms que parmi d’autres on n’oubliera pas dans 5 ans ou une éternité après le jour où pour la dernière fois, on prend le bus du lycée, à chez soi. Il y a ces noms, ces gueules qui marquent, ces micro-univers qui délibérément ou non, sont les stars du TV show des années où on attrape des boutons et des paires de nichons.

Dans cette galerie de lourds dingues, d’intellos, de princesses maya et d’alcolos, Finn n’est rien. Rien qui puisse lui dire qu’il n’est pas transparent aux yeux de Nancy Lamar, rien qui ne donne envie aux profs d’avoir envie de le chambrer, d’en faire un symbole. De se dire « tu mérites que je fasse de toi un pantin, un leader, ou quelqu’un de bien ». Finn aux yeux de tous n’est rien donc, et il le sait. Parfois ça le rend triste mais il se dit qu’au moins lui, il n’est pas le pantin de tous les autres. Qu’au moins lui n’est pas le pantin de tous les autres qui comme les autres, ont besoin des autres, et de se représenter fièrement comment les autres se les représentent. Il ne s’embête pas à travailler sa gestuelle et ce qu’il dit, à sortir avec la fille qu’il faut, le meilleur parti. Et puis, si un jour lui vient l’envie d’attirer l’attention, il n’aura qu’à s’ouvrir la poitrine en deux pour taper dessus comme sur des tambours, faire un bruit sourd et entamer son ascension.

Finn Murray n’est pas là pour suivre les modes et les divertissements donc, il ne fait même pas la bise du bon côté. Parfois il décide de faire ce qu’il veut mais sinon, il reste une guimauve. C’est lui qui tond la pelouse de monsieur Tire-Bouchon depuis 2 ans maintenant. Pourquoi, me direz-vous ? Parce que c’est une guimauve. Et parce qu’il y a 2 ans et quelques jours, il est tombé sur l’hortensia de ce vieux schnock avec son vélo et lui a détruit tout le machin. La plante en a prit un sacré coup puis s’est transformée en nuages de pompons noirs et secs, prêts à mettre le feu à tout le pays au prochain coup de chaud sur la planète des glaciers qui transpirent. Monsieur Tire-Bouchon s’en fouttait bien de cet hortensia, mais feinter désarroi face à son buisson tout raplapla lui a permis d’exiger réparation. A chaque fois que Finn se pointe pour faire sa besogne, il lui lance un « A la semaine prochaine ! », quand il se tire. Malgré tous ses efforts pour tenter de se rebiffer face à ce monde qu’il méprise Finn reste une guimauve, toute molle, incapable de toute résistance frontale face à ses oppresseurs. A chaque fois, le pauvre, il revient la semaine prochaine.

Alors qu’il revenait de chez l’autre vieux salaud de Tire-Bouchon, il se disait qu’en fait, ça ne lui manquera sûrement pas le lycée. Et quand il sera vieux, ça ne lui manquera sûrement pas la vie d’adulte. Et quand il sera mort, ça ne lui manquera sûrement pas la vie de vieux.

Le petit feu intérieur qui animait ce petit bout de viande tout triste en train de réaliser que la vie c’est triste s’est fait éteindre en un coup de klaxon. Ce coup de klaxon c’était celui de la Chrysler à son cousin Martin. Martin Saupiquet qu’il s’appelait, comme la marque de poisson. Ce gars là savait y faire pour être populaire, rendre des services, prendre des nouvelles et prendre des risques. Il était aussi gentil et protecteur avec son cousin Finn et disait toujours “vous en faîtes pas pour moi”, quand on lui disait d’arrêter de prendre des risques. D’un coup, Martin le gros poisson s’est mit à beugler quelque chose.

“Qu’est ce que tu fais ce soir Finn ? Il y a une soirée d’organisée par Clark Darrow au manoir de ses parents, ça te dirait de venir ?

– Je sais pas trop, je lui ai jamais parlé alors je sais pas trop si il aimerait que je sois là.

– Quoi ?!

– J’ai dit : je pense pas qu’il m’ai invité, alors ça dérangerait peut être que je vienne.

– Bon dieu Finn j’entends rien de ce que tu me racontes, ça va passer au vert !”

Finn est ce que d’aucuns appelleraient il y a de ça une petite centaine d’années en arrière une guimauve, et une guimauve, est quasiment incapable de parler plus fort que le moteur de la Chrysler de Martin. Finalement il a dû se garer en vitesse et comme un fumier sur le bord de la route quand le feu est passé au vert. Après quelques minutes à essayer de convaincre ce petit bout de viande tout triste de venir à cette foutue soirée le moteur éteint, il est reparti, et Finn était posé sur le siège passager. Plus qu’à passer chez lui en vitesse pour qu’il s’habille en bonne et due forme. Être habillé en jardinier pour une soirée ça porte malheur, tout le monde sait ça.

*

Dans les enceintes de sa chrysler sortait le son de bébé Michael Jackson le futur roi de la pop et de sa petite fratrie en train de compter jusqu’à trois. Il était tellement cool ce Martin, et jamais Finn ne pourrait avoir des compiles de CD aussi chouettes que les siennes, qu’il se disait. Alors qu’ils fendaient bruyamment la nuit au parfum de jasmin, Finn commençait à se dire que peut être il n’aurait pas dû accepter de se mettre dans un tel pétrin. Il ne savait ni danser, ni flirter et se défendre face aux mauvais traitements féminins. Les vipères du désert ne se remarquent pas dans le désert, et ça leur va très bien. Finn s’en foutait bien qu’on ne le remarque pas à cette fichue soirée, et depuis tout petit, au temps lointain où les garçons détestaient toutes les filles, il était habitué à être à l’étroit dans son petit trou de souris. Tout seul. Dans la nuit. Ce qu’il aurait aimé, c’est avoir le feu sacré de ceux qui se battent toute leur vie pour une chose qu’ils aiment plus que tout au monde. Ecrire toutes les nuits et lire tous les jours, trouver la formule pour être un écrivain de renom, un jour. Passer nuit et jour à démolir des gueules et finir champion du monde de boxe poids lourds, pour toujours.

Cela dit, malgré le manque d’intérêt et la terreur – réciproques – qu’avait Finn pour ses pairs et le monde qui les porte, il irait à cette foutue soirée. Pas la peine de parlementer avec Martin le poisson chat ou bien sauter de sa Chrysler en marche. Il bravera tous les mauvais traitements et servira même de porte manteaux s’il le faut.

Depuis qu’il est dans ce tas de ferraille qui fait chanter la route il pense à quelque chose. Et ce soir il reverra pour une dernière fois, peut être, Nancy Lamar.

Nancy Lamar, c’est un concept qui dépasse toutes les bases établies du rapport au monde de notre héros. Nancy Lamar, c’est une bouche pareille à un souvenir de baiser, des yeux d’ombre, une démarche de petit garçon. Elle n’était pas comme ces filles chéries dans tout le lycée comme des joyaux, n’ayant pour elles que des traits fins ou des gros lolos. C’était un astre brûlant, qui en ne faisant rien du tout illuminait ses contemporains, sa cour de récré. Elle était très simple et sophistiquée en même temps, porteuse d’un fluide presque palpable qui la rendait spéciale aux yeux de tout le monde, tout le temps. C’est un peu comme si elle avait pillé un sarcophage, découvert tous les secrets du monde et trouvé les clés de la cage dans laquelle restaient enfermés Finn et le monde entier, qu’il se disait.

Bref, avec son inséparable paire d’yeux couleur infini, elle avait laissé une traînée de cœurs brisés qui allait d’Atlanta à la Nouvelle Orléans. Elle était libre de faire ce qu’elle voulait, de parler fort, d’ouvrir les portes à grand coups de pied, de bousiller le décor. Ça fait 2 semaines maintenant qu’elle s’est faite virer du lycée. Il parait qu’elle a mit une punaise sous la chaise de madame Spelty et qu’il n’y a que dans les dessins animés que les gamins à problèmes font ça et se tirent d’affaire.

Nancy Lamar manquait beaucoup à Finn, d’habitude personne ne manque à Finn. Ce qu’il aimait c’était tout simplement la regarder marcher, s’agiter comme une flamme qui danse et tournoie au milieu d’un tas de cendre, gris et froid. Finn était amoureux, et presque rien de ce qui touche à l’amour dans ce monde ridicule n’est aussi emprunt de raison.

*

La Chrysler de Martin le poisson-pilote arrivait tout juste au manoir de Clarck Barrow, et on entendait déjà les premières notes de musique, les premiers fou rires. Martin et Finn étaient arrivés un peu en avance ce qui rendait assez mal à l’aise ce dernier. C’est plus compliqué de se fondre dans la masse quand vous arrivez avant elle. Les gens ont fini par s’émmener, en n’oubliant jamais à chaque fois de balayer la pièce d’un regard rapide, qui enregistrait aussitôt l’effet produit par leur entrée. Il y avait les bagarreurs, et ceux qui viennent déjà bourrés. Il y avait les charmeurs et ceux qui dans une conversation ne sont jamais à court d’idées. Ces gens que Finn méprisait étaient tous pareils, mais tous différents, et contrairement à lui ils étaient en phase avec leurs pairs, et c’était peut être ça au fond, le problème. C’était peut être ça qui lui donnait envie de les détester. C’était peut être lui, le problème.. Tous les gens qu’il voyait autour de lui étaient heureux de vivre, comme de jolies cigales. Insouciants, futiles, mais heureux. Finn ne l’était pas et sa bouche à lui semblait subir la gravité plus intensément que toutes les autres. Il commençait à se dire qu’il n’y avait pas tant de mal à ça à fricoter avec tous ces abrutis et que ce soir il pourrait s’y essayer, mais pas où commencer ?

Martin la grosse méduse se servait de ses huit tentacules pour faire danser toutes les filles sensées qui étaient venues user leurs chaussures ici ce soir là. Sensées parce que danser avec ce beau garçon était tout simplement et foncièrement quelque chose de bon. Parce qu’à ce moment précis, le monde était à lui, comme il peut l’être à qui veut le prendre comme il faut. Il dansait comme on dépense un billet de 5 balles qu’on a trouvé par terre, voilà comment il dansait.

Alors que tout commençait à s’accélérer autour de lui, Finn restait planté dans un coin, il ne bougeait pas. En face de lui se trouvait Nancy Lamar, elle n’avait pas encore été démasquée par son regard. Elle était époustouflante, avec juste deux traits de rouge à lèvres à l’endroit où sort le son de sa voix et sur la joue un de ces motifs qu’on se dessine avec de l’encre couleur or, sur sa peau déjà cuivrée. Elle portait une robe d’organdi jaune avec un gros nœud au dos, et une sorte de trait rouge sang au bout de sa paupière. Ça avait de la gueule même sur cette fille au regard vitreux. Elle était déjà un peu saoule et on comprenait qu’il lui manquait une case rien qu’en la voyant enchaîner deux pas mais ça, ça n’effritait même pas d’une miette son statut céleste.

Les choses allaient bientôt devenir intéressantes pour notre ami Finn, qu’il se disait. Il pourrait passer une vie entière rien qu’à la regarder, sans jamais rien faire d’autre.

Elle avait déjà disparu poussée par un courant d’air qui s’était engouffré dans un couloir, mais elle reviendra. Ici c’est la pièce où les gens dansent et Nancy Lamar, croyez le ou non, est aussi faite pour danser. Au lycée elle le faisait dans le couloir et en descendant du bus, et la sienne était une des deux seules danses dignes d’intérêt sur cette planète dégueulasse, la sienne et le tango argentin. Finn n’a pas bougé de son trou de souris pendant un moment, et elle ne revenait pas. Les gens commençaient à le regarder un peu de travers, et il savait qu’il était bizarre à être posé tout seul comme ça, dans son trou à rat. Quand les gens vont à la bibliothèque c’est pour lire ou pour voler des livres, il y a toujours un but plus ou moins établi qui s’en dégage, quand on se dit il est l’heure d’aller à la bibliothèque. Quand on se dit il est l’heure d’aller à la soirée de Clark Darrow, c’est qu’on se prépare à sourire à tout le monde et rire avec les gens qu’on aime, en aucun cas qu’on va se poster sur un coin de banquette et être louche.

Finn aimerait bien bouger d’ici, ça lui démange même, mais pour aller où et faire quoi ? Et puis si jamais il se lève comme ça, peut être que tout le monde va le regarder pour voir ce qu’un bout de viande moribond comme lui peut bien avoir à faire quand il se met sur ses deux jambes. Et ça, ça le terrifiait. Martin le poisson clown venait le voir de temps en temps, pour être gentil, mais il ne pouvait pas tenir en place et il repartait à chaque fois presque aussi tôt. Il voulait être partout à la fois, mais surtout sous les jupes des filles, on dirait.

D’un coup Nancy est réapparue et elle avait des grosses traces rouges tout autour de la bouche, comme si elle avait étalé son rouge à lèvre au couteau, comme on le fait avec du beurre sur des biscottes. Elle est passée aux toilettes et 5 minutes plus tard elles étaient comme neuves, elle et ses jolies lèvres. La soirée avançait et avec celle-ci les problèmes de Martin l’étalon des mers. Il se trouve que Cindy Cabosse tournait un peu trop autour de lui sur la piste de danse, et que l’espace d’une seconde lui aussi en faisait de même, si bien qu’ils étaient collés l’un à l’autre. Sauf que problème, Cindy Cabosse est la copine de Max Corbeille et qu’il était dans cette pièce avec nous. A l’instant où il les a vu faire il a bondit sur Martin. Martin le poisson combattant a quand même prit ses jambes à son coup vite fait et à l’heure actuelle ils sont toujours en train de se courir après, dans le jardin peut être.

Ça faisait quatre fois maintenant que Nancy passait au petit coin avec le visage taché de rouge, alors Finn a décidé de la suivre un peu pour voir. Les lumières étaient éteintes alors ça rendait la chose plus simple. D’un coup elle s’est retournée et elle l’a regardé un instant, avec sa tête de poisson frit qui ne savait plus où se mettre. Elle a continué son chemin et est sortie au patio, où ceux qui sentent le tabac froid quand ils en reviennent fument leurs cigarettes. Il est resté à côté du punch un moment, ne sachant pas trop quoi faire, à part regarder la porte qui menait à cette cour sombre. A ce moment-là Clarck Darrow l’hôte de la soirée a voulu allumer la lumière de la grande salle pour remercier ses invités d’être là, mais il s’est trompé d’interrupteur et a d’abord allumé celle du patio, si bien que l’espace d’un instant Finn a pu voir tout ce qui s’y passait. L’espace d’un instant, il a vu la robe d’organdi jaune et celle qui la porte accrochée à la bouche d’un gros dégueulasse, qu’il n’a même pas reconnu. Depuis tout ce temps ce qu’elle faisait c’était étaler son rouge à lèvres sur les babines de ce gars là, et laisser ses mains baladeuses faire leurs petites affaires.

Finn était planté là, et Clarck Darrow gueulait des obscénités dans son micro la lampe allumée. Il a senti un jet d’eau froide sous sa peau, qui lui traversait tout le corps. Après c’était une boule de douleur qui lui pendait dans la glotte. Il a respiré fort et puis l’a avalé d’un coup pour l’enfermer au fond de son ventre, ça faisait un mal atroce. Il a vite décampé loin d’ici, pas très envie qu’on le voit pleurer.

Il n’y avait rien d’étonnant dans ce qu’il avait vu dans cet horrible tas de fumeurs. Tout le monde voulait Nancy Lamar et Nancy Lamar voulait faire ce qu’elle veut. Nancy Lamar avait 18 ans et à 18 ans on a parfois envie de rouler des patins, et sentir le tabac froid. Malgré ça,

Finn a marché toute la nuit jusqu’à l’autre bout de la ville, il y avait un parc où personne n’allait. Le soleil commençait à se lever et ses yeux commençaient à lui faire mal. D’habitude la nuit ils restent fermés mais cette nuit là ils l’ont passé à contempler la fin du monde et à pleurer de l’acide. A début elle était réconfortante, la chaleur qui venait du ciel, puis elle a commencé à brûler. A chaque fois que Finn trouvait un endroit où s’abriter et attendre on ne sait trop quoi il se faisait déloger par le soleil, et c’est quand il est devenu exactement invivable que des gens ont commencé à arriver. Juste avant de se décider à partir il a vu un barbu faire descendre un gosse du jeu où on se balance d’avant en arrière au dos d’une grosse libellule montée sur ressorts. Il lui a fait une poussette dans le dos et a commencé à se balancer dessus à son tour pendant que le gamin piquait une crise. Finn a prit une grosse pierre dans sa main et l’a lancé de toutes ses forces sur le gros barbu. Il a prit ses jambes à son cou avant même de savoir où sa pierre allait tomber, sans se retourner. Comme un lâche, comme une guimauve.

Ce texte est un hommage à une nouvelle du même nom écrite par Francis Scott Fitzgerald, Guimauve. On peut la lire dans le recueil Les enfants du Jazz, qui regroupe plusieurs écrits de l’auteur publiés dans les années 1920. On retrouve ici quelques prénoms et éléments de la trame narrative de base, remis au goût du jour.


Romain Bouvier

Photo : Diego Zebina