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Avant-propos

Si le titre de cet article est homonyme d’un grand cru cinématographique de Xavier Dolan, ce ne sont nullement des bouleversements existentiels de Gaspard Ulliel dont il sera question ici.

Juste la fin du monde, un titre qui en impose, nous en conviendrons – mais plus qu’un intitulé accrocheur, c’est avant tout l’expression la plus à même de caractériser notre état de détachement aérien, de dénégation, de cécité invétérée face à l’imminence de notre extinction.

Juste la fin du monde. Rien que cela.

On se répète la phrase, on en mastique les lettres, on s’imprègne du goût inhérent de la perte. Nous n’avons ni attendu de comprendre le latin ni le concept de memento mori pour le savoir : depuis le berceau est inscrit sur notre front le sceau de la disparition. Ce qui vit meurs, ce qui est poussière revient à poussière, et ce sans qu’il soit question d’une quelconque renaissance depuis la cendre – tant que les différentes confessions ne s’imprègnent pas du débat, évidemment. En effet, en l’absence de théorisations religieuses ou philosophiques, la science ne nous laisse aucune perspective de couleur pour succéder au noir absolu de notre disparition annoncée.

Quoi de nouveau sous le soleil – astre dont les rayons sont rendus, soit dit en passant, chaque jour de plus en plus obsolètes de par notre propension à réchauffer la planète  -me demanderez-vous ? Il y a que, si nous nous comportons avec l’insouciance volubile du nouveau-né dans notre appréhension de l’anthropocène, nous commettons également la pire erreur que puisse s’auto-infliger l’enfance : le ravage de son terrain de jeu existentiel. Et quand je fais tancer la première personne du pluriel, c’est en réalité davantage en référence aux grands industriels (70 % des émissions de gaz à effet de serre proviennent de seulement 100 entreprises selon un rapport de l’ONG internationale Carbon Disclosure Project, et encore, c’est sans mentionner les autres types de pollution comme celle des nappes phréatiques) et politiciens aux programmes insipides qui, en tirant les ficelles, relèguent l’écologie à une blague de coulisses.

Oui, je parle bien de ceux qui renvoient systématiquement Greta Thunberg à son âge ou son autisme, nomment un climatosceptique à la tête de l’agence de l’environnement états-uniennes, se retirent de l’accord de Paris alors que la maison se consume avec tout le voisinage, ou encore invitent hautainement à « aller manifester en Pologne » en réponse à de légitimes accusations.

Ceux, encore, qui folâtrent avec complaisance dans l’immense récréation de leurs carrières en dédaignant le retentissement prochain de la sonnerie de fin, incapable d’envisager la réalité d’un retour au sérieux depuis leurs piédestaux.

Ceux pour qui c’est juste la fin du monde.

Qu’est-ce que l’apocalypse ?

Apocalypse. Un terme dont la pluralité des sens est au moins proportionnelle à l’étendue des dommages que son avènement promet. Nous traiterons ici de l’apocalypse comme idée d’un chaos institutionnalisé à toutes les échelles, de l’état de dégradation ultime d’un règne aboutissant au sympathique combo d’annihilation du monde connu et de l’espèce humaine. Juste la fin du monde, encore une fois.

A noter que l’apocalypse se distingue de la catastrophe par sa dimension globale et la totalité des acteurs y étant engagés, là où la catastrophe renvoie à un phénomène ciblé et partiel. L’explosion du réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl, back in 1986, est une catastrophe ; un futur fictionnel dans lequel toutes les centrales imploseraient – faute de procédure de refroidissement – dans un joyeux feu d’artifice atomique pour irradier toute forme de vie : une apocalypse.

seconde imageJack et Marla, époustouflants et époustouflés, assistant à chute du monde moderne © Fight Club, David Fincher

Une fascination paradoxale

Je prends le pari que le scénario évoqué quelques lignes plus haut n’est pas sans vous avoir laissé quelques étincelantes images en tête. Concédez-y, vous n’avez pas éprouvé la moindre difficulté à vous représenter ce à quoi pourrait ressembler un « feu d’artifice atomique » malgré le flou artistique entourant la description. Pourquoi ? Cela est sans doute moins dû au style percutant de ma plume (lâche pouce bleu si pas d’accord) qu’à la profusion de scénarios dont nous abreuve continuellement l’industrie du divertissement.

Explosion des dystopies post-apocalyptique à la Hunger Games dans la littérature young adult depuis les années 2010, blockbusters pondus à la chaîne entourant les angoisses de 2012, du réveil des failles sismiques à San Fransisco, d’une pandémie ultime généralisée à l’échelle mondiale, sans oublier les séries survivalistes à la Walking Dead ou plus documentaire comme Man VS Wild – une pléthore d’œuvres se revendiquent de traiter, à différents niveaux de sérieux, l’effrayante perspective de la fin du monde. La thématique de l’apocalypse est d’ailleurs tellement présente dans nos produits culturels qu’elle en est devenue un poncif : dans son essai Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions de l’Apocalypse, Jean-Paul Engélibert décrit ce phénomène d’habituation :

« À partir de la fin du XXe siècle, les écrivains n’ont plus eu besoin de détailler les causes de l’apocalypse : nous nous sommes habitués à lire ces fictions et y cherchons plus une confirmation de notre culture du négatif qu’une explication de ses causes. »

Son postulat est que la multiplication des catastrophes réelles entraînerait celle des catastrophes fictionnelles, et que leur accumulation depuis le XIXème siècle serait telle que les scénarios de fin du monde n’auraient plus besoin de se « justifier » tant ils seraient connus et acceptés. Autrement dit, la perspective de mondes au bord du gouffre et de protagonistes engagés dans son sauvetage n’est plus une situation requérant mille et une explications pour être acceptée du lecteur ou du spectateur. C’est le cas dans le film Netflix Birdbox, adapté du roman éponyme de Josh Malerman, qui nous plonge in media res dans la situation désespérée d’un monde où les humains se trouvent traqués par une multitude de créatures indéfinissables et incroyablement dangereuses, sans que jamais d’explications ne soient fournies quant aux événements à l’origine d’une telle situation. De bien des points de vue, l’apocalypse semble aller de soi. Juste la fin du monde, nous disions.

Mais, retournons-en à ma pyrotechnie smaragdine originelle si vous le voulez bien. remémorez-vous le bouquet céleste de tout à l’heure, et posez-vous la question suivante : d’où m’est venue cette séquence vibrante de feux d’artifices ? Quel corpus audiovisuel, littéraire, musical a-t-il suggéré sa représentation ? Que ce soit la récente série à succès Chernobyl ou les visions de l’apocalypse de la Genèse biblique, peu importe notre media de prédilection, nous ne cessons d’être exposés à des œuvres dont la perspective eschatologique nous inspire autant qu’elle nous angoisse.

Nous touchons justement ici au double-paradoxe de l’espèce humaine, qui ne peut s’empêcher de ressentir de l’attrait pour ce qui l’effraie, mais fait montre d’indifférence lorsqu’il s’agit d’envisager personnellement l’extinction qui la guette, alors même qu’elle a les yeux perpétuellement rivés sur les fictions qui la matérialisent.

Et tant que nous en sommes à dénoncer des apories, évoquons ce que le socio- anthropologue Ernesto de Martino nomme « Stimmung » dans les années 1960. De l’allemand « humeur » ou « tonalité », le Stimmung apocalyptique renvoie à cet état de tension insupportable entre la connaissance du fait que le monde pourrait finir et la conviction qu’il ne le devrait pas, tiraillement qui ne serait autre, selon lui, que le propre de la conscience culturelle moderne.

En outre, si par l’expression « fin du monde », De Martino songe d’abord à un effondrement de la culture occidentale, il reconnaît néanmoins que notre imaginaire du blackout se structure essentiellement autour de deux traumatismes : l’angoisse d’une guerre nucléaire, ténue depuis la Guerre Froide, et la réminiscence des camps de la mort nazis. J.P. Engélibert le résume notamment en ces termes : « Hiroshima avait révélé une puissance destructrice inédite, métaphorisée dans des fictions sans nombre. Auschwitz avait démontré que la plus haute culture pouvait déboucher sur la pire des barbaries. » Ces deux entreprises d’anéantissement nourriraient sempiternellement nos inquiétudes, en appelant à une notion de « présentisme » que je détaillerai un peu plus bas.

La double angoisse de notre condition

Pour contrebalancer la tonalité un brin inquiétante de cet article, il convient maintenant d’aborder un tout autre sujet d’importance. Parlons peu, parlons sandwich. Non, pas le tomate-mozza pris entre midi et deux et qui a lentement égrainé sa consistance sur le désormais croustillant clavier de votre ordinateur (une très mauvaise habitude, si vous voulez mon avis, la lettre « K » oppose de la résistance à mon majeur depuis deux ans). Non. C’est l’inéluctable sandwich où se trouve pris en étau notre condition humaine dont j’entends à présent narrer les saveurs.

Diptyque. D’un côté, la conscience de la catastrophe passée que représentent les deux guerres mondiales, ecchymoses sanglantes de notre XX ème siècle, et de la responsabilité qui nous incombe de ne pas réitérer ce désastre sur la toile de notre propre époque. De l’autre, l’angoisse de la catastrophe à venir, celle de l’anéantissement de la biosphère, fait peser sur nos épaules l’habitabilité de la Terre pour les générations à venir. Ce sentiment d’étau, de double-dette envers le passé et l’avenir, est une manifestation de ce que l’on appelle le « présentisme ». Cette attitude, dans le domaine de la philosophie du temps, consiste à occulter les notions de passé et de futur pour mieux trouver refuge dans un présent autotélique, n’ayant de fin que lui-même ; réflexe pouvant tout à fait expliquer l’indifférence apparente que nous inspire juste la fin du monde.

Je ne sais pas pour vous, mais le jambon-beurre de notre délétère condition a personnellement de quoi me filer une nausée toute Sartrienne.

Photo couv + troisième imageUne posture de contemplation face au néant © Hildegard Leloué

Que faire de l’apocalypse ?

S’il me semble que le terme d’apocalypse doit être assumé dans le langage pour qualifier la voie que prennent les activités humaines, je reconnais que le terme peut également, par sa brutalité, résulter en une paralysie plutôt que d’inciter à l’action via la prise de conscience. Néanmoins, dans nos conditions d’êtres perpétuellement en cours de réalisation, le monde ne semblera jamais comme tout à fait écrit. S’il prend très certainement les chemins du funeste d’un point de vue écologique, il faudra que l’espoir s’éteigne avec la race humaine pour disparaître tout à fait, puisque qu’il suffit à cette dernière d’entrevoir le précipice vers lequel ses pas la destinent pour imaginer un pont salutaire s’y superposer.

« L’énergie du désespoir », une formule tirée de l’essai éponyme de Michel Deguy paru à la fin des années 90, semble donner corps à cet élan. L’auteur y investigue le désespoir induit par la prise de conscience du désastre écologique tout en affirmant la poésie comme dernier lieu d’utopie possible. Si la colonisation d’autres planètes habitables n’est pas encore à l’ordre du jour, devrions-nous nous rabattre sur la maitrise des univers de papier pour ? L’art de la mise en mots contre la perspective de la mise à mort semble une possibilité de sublimation intéressante, tout du moins un opium recherché dont nous pourrons nous délecter en guise de dernier repas.

En attendant que choit sur nous cette échéance, affrontons ensemble les feux d’artifices émeraudes et les crashs d’avions, et profitons facétieusement du spectacle. Après tout, c’est juste la fin du monde.


Hildegard Leloué – Société