Je ne fais plus jamais la fête. Si vous voulez savoir, à un moment j’ai beaucoup fait la fête. Je fêtais des trucs infêtables, des conneries qui n’avaient pas besoin d’être célébrées et je m’endormais sur les boulevards, la tête dans un petit déjeuner beaucoup trop cher. J’ai hurlé des nuits entières juste pour voir si je pouvais devenir muet, sûrement que j’en avais marre d’accabler l’immensité de mes déblatérations. J’ai défoncé mes yeux à tous les goûts de lumières. En fait c’était de la provocation. Et puis j’ai arrêté. Comme on arrête une came, comme on arrête une relation. J’étais plus du tout amoureux des couleurs de la fête. Je trouvais que les couleurs n’étaient plus sincères. Un moment que personne dans ces saletés foutus de ramassis de jeunes corps transpirants, n’avait inventé une nouvelle couleur.

Alors j’ai arrêté de faire la fête. Je vis reclus. J’ai tiré sur un ex-pote, ex-créancier, ex-toxicomane, ex-amateur de légumes issus de l’agriculture biologique. Ce mec me rendait juste visite. Je faisais tout le temps semblant d’être malade à ce moment-là, je faisais exprès de me déplacer avec difficulté, de m’endormir sur le sol de la maison dans la pampa que je louais à une ordure de chasseur.

Ne plus voir personne était pour moi très heureux. J’ai beaucoup été dérangé, demandé ennuyé. Je me sentais maintenant seul mais j’avais en fait toujours été seul. J’avais été seul et ennuyé et j’étais maintenant seul et tranquille. J’allais rivaliser d’inventivité et utiliser enfin ma créativité pour occuper mes mornes journées.

Mais un jour, j’ai commencé à rêver d’une photo. Une photo du temps ancien. J’ai cherché cette photo comme un acharné. Elle devait être dans l’un de mes carnets. Carnets du temps ancien. Conneries poussiéreuses. Gadgets de la nostalgie.

Toutes les nuits et peu importe le contexte, je rêvais de cette photo, de cette image. Toujours pareil. Toujours la même lumière. J’entendais presque la musique. Elle tapait presque dans l’arrière de mon crâne. ça devenait une obsession. Parfois les souvenirs sont des obsessions. Ou alors ils le deviennent. Pendant plusieurs années déjà, j’avais vécu isolé sans que rien ne me manque. J’étais devenu un ermite bourru. J’avais réussi à détester la modernité, celle que j’avais à une époque réussi à aimer. Je m’étais laissé aller. Et là, la nostalgie.

C’est vraiment n’importe quoi. Par exemple, je ne me suis jamais souvenu de mes rêves. Jamais. Mais là tous les matins le souvenir de cette photo. Et toute la journée l’obsession de la retrouver.

Plusieurs semaines de recherche. Rien. Elle était sûrement quelque part de l’autre côté de la planète. À l’endroit des lieux de ma vie. La maison de mes parents. Les appartements d’amis ou de femmes aimées. Et dire que pour faire le malin, je n’avais même pas emporté de téléphone portable avec moi. J’étais bloqué.

Alors je me suis assis à mon bureau. Je devais raconter la photo. Moi l’écrivain raté qui avait toujours prétendu écrire, j’allais devoir écrire.

 

Il y avait des personnages, des histoires, sur cette photo. Peut-être avais-je rêvé, peut-être qu’il n’y avait personne sur cette photo. Il n’y avait sûrement jamais eu de photo. Qui a inventé la photo ? À combien va le vent, dans la pampa, derrière la fenêtre qui sépare mon bureau du vrai monde ?

Luka était sur le comptoir avec Marine. Je me souviens de ça. Je me souviens nettement de la chemise à carreaux de Luka, surplombée par une tête qui concentrait son attention sur la poitrine de Marine rendue inspirante par la bière renversée dessus. Ces deux-là savaient qu’ils allaient bientôt poser leur doigt sur la peau adverse, frissonnante. Que les souffles allaient s’accélérer, qu’ils allaient se respirer à en inventer un nouveau parfum. Le parfum des matins réinventés, des révolutions de la nuit, des tumultes des draps. Juste pour cette nuit, cette nuit seule, unique nuit, édition archi-limitée de l’amour à fond. Des draps comme des vagues qui balayent les aurores. Pour le moment, ils sont debout sur le comptoir, pour s’impressionner mutuellement, parade nuptiale bercée par les spots. 10 balles le verre. Un verre qui casse. Un mot dans l’oreille. Séduction.

Au tout premier plan à gauche, juste devant Marine et Luka, il y a un groupe de quatre garçons. On dirait un groupe de rock qui se réunit à la mi-temps d’un concert déjà mythique dans un stade bâti exprès pour l’occasion. Un groupe de rock qui va se former et se déformer au fil des saisons.

À deux doigts de s’enlacer. Se transpirant dessus comme de vrais amis. Ils se mouillent à la bière trop chère comme preuve d’amour aux dieux de la fête. Ce qui est ennuyant, c’est que je sais ce qu’ils sont devenus. C’est le problème des photos. Elles figent un moment. Elles sont vite rendues fausses. Et pourtant, elles restent éternelles. En réalité, ils ne se connaissaient pas vraiment. Les amitiés masculines sont souvent décevantes. Quelques unes font exception mais sont des raretés qu’on ne trouve pas dans les brocantes. Les hommes ont juste des gros bras. Les filles sentent bon. Les amitiés entre deux hommes sont basées sur l’idée d’allier des troupes pour faire la guerre. Les amitiés entre une femme et un homme sont l’expression pure de la recherche de la beauté.

Ces quatre garçons, au premier plan de la photo, ne se connaissaient pas, mais peut-être après tout disaient ils se fréquenter depuis le bac à sable. Disons que ce soir-là, il y a une bagarre à un moment et qu’ils se battaient tous dans le même camp. C’est déjà beaucoup. Les cheveux des membres de ce faux groupe de rock sont rendus violets par la lumière.

Juste à côté du groupe de quatre, il y a un mec qui passe entre les corps. Il est au centre de la photo et c’est sûrement l’élément le plus net de la représentation. Les personnages du centre de la photo sont en vert. Le type à peu près net portait un tee-shirt bleu ce jour-là et a toujours été malheureux au fond. Il était déjà mort depuis longtemps quand j’ai arrêté de faire la fête. Il était là ce soir-là parce que la fille dont il était amoureux fêtait son anniversaire. Le groupe d’amis entassé au fond et à droite fête l’anniversaire de cette même amie. Elle a 20 ans ce soir. Le groupe d’une douzaine d’amis hurle régulièrement pour marquer le coup. Ils cassent des trucs pour célébrer le moment. Mais le type seul, isolé du groupe, illuminé en vert n’en a rien à foutre.

Il y a un truc que la photo ne dit pas. Il y a un truc qu’aucune photo ne peut dire. Dona, dont il est amoureux, fête ses 20 dans le même toilette qu’un jeune cadre trentenaire dynamique Dona est une brave jeune fille, une jeune femme qui a obtenu des bonnes notes à son premier semestre des sciences de la vie. Ses amis l’aiment bien. Elle vibre légèrement, adossée contre la paroi carrelée. Dona a de l’avenir et un orgasme low-cost dans les toilettes d’une boîte de nuit même pas recommandée par les guides. Louis, lui, amoureux triste du centre de la photo, lui il portait son plus beau tee-shirt.

D’autres gens errent de groupe en groupe sur la photo. La photo parle du mouvement. Elle parle de la succession des lumières et des gestes. Les mains en l’air pour invoquer le matin, pour supplier les divinités en étain et les sueurs qui dégoulinent du plafond comme la pluie. Des lumières orangées près du bar foudroient en chute libre les gens de la fête. Et vertes et violettes. Guernica football club de la joie. Des visages qu’on ne distingue pas, des gens que j’ai oublié. Des souvenirs flous. Je n’ai rien oublié.

 

Je relève la tête. Les yeux défoncés par les heures à fixer les feuilles. ça y est. ça va un peu mieux. J’ai sorti ce qu’il y avait dans mon ventre comme on dégueule une vodka. De l’alcool sur la plaie. Thérapie par la saignée. L’amputé qui continue de se gratter.

J’ai l’impression qu’il y a pas mal de vent dehors. Mes chevaux s’activent. et piaffent. Il faut que j’aille voir ce qu’il se passe. J’ai envie de manger des fruits. À nouveau le calme.


 

Processed with VSCO with av8 preset
La photo est de Diego Zébina

Arthur Guillaumot