Le premier confinement va fêter dans quelques jours son premier anniversaire en France. Si la jeunesse du pays traverse une détresse profonde et méconnue jusqu’à peu, c’est aussi parce qu’une impression de “passer à côté des belles années de la vie” s’est propagée lentement. Les fréquentations sont réduites au minimum, les cours se font encore presque totalement en visio. On ne se rencontre plus. Tiens, quelles sont les conséquences ?

L’ubérisation des rencontres. 

Un sondage Odoxa-Dentsu pour France Info et Le Figaro* conclut qu’un jeune sur deux a vu sa vie sentimentale ou sexuelle affectée par les contraintes liées à la pandémie. Un autre sondage Elabe* estime que seulement 16% des 18-24 ans qui souhaitent faire des nouvelles rencontres amicales ou amoureuses depuis mars dernier y parviennent.

Les plateformes ne pouvaient pas rêver mieux. Celles auxquelles vous pensez refusent de livrer des données précises sur l’évolution de leurs abonnements. On sait par exemple que Meetic avait enregistré un +26% de messages échangés l’été dernier, avec un nombre d’abonnés jamais atteint depuis 4 ans. L’offre s’adapte. Nouveauté chez Tinder par exemple, il est désormais possible d’échanger en vidéo.

Si les applis de rencontre n’existaient pas avant le Covid, il aurait fallu les inventer.

Leyla Guilany-Lyard, porte parole de Tinder

C’est une histoire de tendance longue, comme la livraison de repas d’ailleurs, qui se sont accélérées avec la pandémie. Sans la pandémie, les applis de rencontres ou de livraison de nourriture, les géants de la livraison du web auraient pris la place écrasante qu’ils occupent actuellement. Mais ça aurait pris plus de temps. Et ce temps, on aurait pu s’en servir pour se prémunir contre cette mutation de la vie, pour penser, bref pour s’organiser un peu quoi.

Comble de la situation, alors qu’on pouvait penser que le confinement allait profiter aux couples installés, pour fabriquer des bébés-confinement, il s’avère que le nombre de naissances en France en janvier 2021 a chuté de 13% par rapport à janvier 2020 selon l’Insee***. Une baisse inédite depuis 1975. Et l’après choc pétrolier, comme on dit. Par ailleurs, les divorces et les séparations augmentent aussi. Vivre en couple oui, mais vivre en couple toute la journée, en télétravail, voire en famille, ce n’est pas la même chose. L’amour a ses limites. Le grand cabinet d’avocats britannique Stewarts a noté une hausse des demandes de divorces de 122% entre juillet et octobre 2020 par rapport à l’année précédente.

Ce qu’il faut y voir, c’est un épuisement de l’acceptabilité, sans doute. On veut rompre, que ça soit la solitude, avec les applis de rencontres, ou son couple, parce que la fragilisation émotionnelle qui résulte du contexte de pandémie nous laisse moins de force pour faire des compromis. Et vous savez quoi ? Il en va de même dans son lit qu’en société. Allez, c’est l’heure du thé.

L’importance des liens faibles. 

Le sociologue Mark Granovetter est le grand théoricien des liens faibles, amis ou connaissances que l’on voit occasionnellement, mais qui sont essentiels à notre évolution. Cette théorie est fondamentale pour comprendre de quoi nous souffrons. Le sociologue Emile Durkheim la définissait comme « l’expression du paradoxe entre la tendance à l’individualisme et l’instinct de solidarité organique entre les hommes ». Autrement dit, nous avons foncièrement besoin des autres. Comble du paradoxe, Granovetter va même jusqu’à énoncer que l’individu est plus influencé par ses liens faibles que par ses liens forts.

Les liens faibles permettent de jeter des ponts locaux entre des individus qui, autrement, resteraient isolés.

Mark Granovetter, La théorie des liens faibles, 1973

À la boulangerie, à la caisse du supermarché, même à la station de vélib, on essaie maintenant de se faire des amis. Mais on a la moitié du visage dissimulée par un masque. Et les gens qu’on rencontre sont des malades potentiels, des porteurs qui s’ignorent. Plus que jamais, l’autre est une menace. Interdit de papoter. La vie est devenue un cours de maths. 

Le hasard a fondu, comme un glaçon dans un Spritz en terrasse. Je suis en train de remuer le couteau dans la plaie, mais il faut que je délimite les espaces qui n’existent plus.  

Le couvre-feu a pour effet de limiter les fréquentions à des noyaux relativement resserrés. La conséquence évidente de cette petite fenêtre temporelle qui permet, en dehors des horaires de cours et de travail, de côtoyer des gens, est de restreindre aux plus proches. De prioriser les personnes qui nous sont les plus proches : nos liens forts. Les personnes qui nous sont le plus proches, mais aussi celles qui nous sont le plus facile à supporter. Donc, mécaniquement, les personnes qui nous ressemblent le plus. « Qui se ressemble s’assemble » hein ? L’ami d’un ami, aux opinions opposées aux vôtres, qui squattaient les bouts de tables dans les bars n’est pas convié à votre goûter de 16h. D’ailleurs, vous n’avez que 4 chaises.

Et vous remarquez ? Comme pour le couple, comme pour la recherche amoureuse qui s’affine avec les mises à jour des applis en temps de pandémie : on se réfugie dans un confort émotionnel. Oui, tout indique que la fatigue émotionnelle est à son maximum. Tout ça est bien légitime. Dans un contexte d’épuisement général, on supporte moins les autres : on trie.

Mais c’est dangereux, parce que pour se forger, notre pensée a besoin de se confronter, de se nourrir, en allant au delà des gens qui nous ressemblent le plus. Comme dans beaucoup de domaines, il est impossible de calculer ce que nous coûte l’isolement. Dans quelques années, il sera bon de se pencher sur les conséquences sociétales, humaines, politiques et même artistiques de cette période.

La pandémie que nous traversons et la situation qui en découle forment une matière sociale complexe à penser. Ce qui est sur, c’est que rien ne s’arrêtera vraiment avec sa fin****. Il faudra prendre du temps pour s’habituer à nouveau à la vie en société, aux rencontres, aux contradictions. Et aux gens au bout de la table qui disent vraiment n’importe quoi.

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Arthur Guillaumot / Photo de Une : Diego Zébina

Sources :

*Sondage Odoxa-Dentsu pour Franceinfo et Le Figaro auprès de 680 français de 15 à 30 ans.

**Sondage Elabe pour le Cercle des Economistes réalisés entre novembre et décembre 2020 auprès de 800 jeunes de 18 à 24 ans.

*** Les 53900 bébés nés en janvier étant en effet issus d’une conception datant de mars 2020 et le début du premier confinement en France.

****Mais ce moment sera un moment important, de ceux qui font une génération. J’en parlerai prochainement.