Elle sort par le local poubelle comme tous les matins. La porte du hall ne s’ouvre plus de l’intérieur, depuis deux mois. Elle s’ouvre de l’extérieur, mais pas de l’intérieur. Parce que le bip est cassé. Il y avait une feuille dans l’escalier au début, qui disait qu’elle serait réparée. Mais la feuille a été déchirée par terre, et elle y est encore. Alors elle sort par le local poubelle, comme tous les matins. Parce qu’il faut une clé pour ouvrir la porte du hall de l’intérieur. Parce que le bip est cassé. Et qu’elle a donné sa clé, et le double de secours à ses deux enfants. Pour qu’ils sortent par la porte du hall. Son mari a des clés, il ne s’est pas posé de questions. Elle se dit qu’il faut qu’elle pense à aller faire des nouvelles clés. Mais la porte du local poubelle s’ouvre de l’intérieur, sans clé, juste en poussant la porte. Alors elle sort par le local poubelle, comme tous les matins, depuis deux mois et pour toujours. 

*

Vivre est un sport solitaire. Elle a grandi en recevant de sa mère des conseils de femme trahie. Son père dormait ailleurs tous les soirs et tout le quartier le savait. Sa mère avait essayé de garder un air grave et une hauteur sur la situation. On sentait que tout l’atteignait directement, au coeur. Elle faisait tout le temps de grands gestes, comme pour tout éluder. Un jour elle était tombé. Et elle était morte. De honte. Elle était tombée de sa taille, de son long, de son corps. Une chute suffit parfois. C’était dans une autre ville. 

Il y a les enchantements de la vie, et après on s’arrange. L’appartement, elle se souvient du jour où la famille y a emménagé. Il y avait du soleil. C’était vers 16h. La famille arrivait d’une autre ville. On avait loué un camion. C’est lui qui conduisait. Elle, elle portait des lunettes de soleil, perdues à la mer quelques années plus tard. Elle le guidait avec une carte. On utilisait des cartes. On se disait le nom des routes. Le jour de leur arrivé, tout le monde s’était assis par terre dans l’appartement vide. On disait qu’il était chouette. Des pizzas avaient été commandées. 

Les enfants laissaient derrière eu des premiers souvenirs, des premiers amis. Elle et son mari laissaient le passé, des émotions sales, quelques dettes, des amis, quelques fêtes, des parents, quelques contraventions. Dans la famille, on parlait d’une nouvelle vie. Les premiers mois dans l’appartement furent consacrés à l’aménagement. Les enfants choisirent des lits dans un grand magasin de literie, de meubles, et d’objets qui font jolis mais qui coûtent chers. 

Les enchantements du début s’étiolèrent. Les projets sont des bouteilles de whisky qui abritent des insectes amateurs de sucre. Des éclats de verre, il y en avait souvent, en bas de l’immeuble. Mais le quartier était propre. Sur le chemin de son bus, elle ramasse les saletés, qu’elle dépose dans une poubelle municipale. Elle n’est pas écolo, elle sauve juste les apparences. 

Elle avait hérité de la retenue et de la pudeur de sa mère. Mais elle se donnait pour mission de porter tout le monde. Elle mettait de la musique et dansait, parfois sans en avoir envie jusqu’à ce que quelqu’un dans l’appartement lui dise de couper la musique. Elle proposait des activités et tout le monde trouvait toujours des prétextes pour rompre l’union familiale. Elle se mettait la main dans les cheveux. “C’est pas ça une famille.”

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Elle sait que les gens ont des loisirs. Elle a essayé plusieurs loisirs. Des loisirs de groupes, puis des loisirs solitaires. Quelques cours de zumba. Elle voulait maigrir. Être belle. Être avec des gens. Mais elle avait honte de transpirer beaucoup. La musique était super forte. La salle donnait soif. Et elle, elle transpirait beaucoup. 2 ans plus tard, elle avait essayé d’apprendre à jouer de la trompette. Mais elle arrivait toujours en retard, à cause des horaires de son travail. Elle arrivait en retard, et en poussant la porte, elle savait que tout le monde la regardait. En même temps. Ça faisait beaucoup. À l’occasion d’une autre rentrée, d’autres résolutions, elle avait pris un espace dans un potager de la ville. Mais presque tout ce qu’elle avait planté était mort avant même de fleurir. “L’histoire de ma vie”, elle disait, en souriant. 

Elle avait acheté un vtt. Tout le monde disait du bien de cette activité. Un beau vtt. Pour aller en faire, sur les chemins, après la ville. Elle mettait ses habits de zumba, et elle partait. Ça a duré deux mois. Jusqu’à l’été. Un jour, elle était au milieu de nulle part, au nord de la ville, à l’ouest des usines, sur les chemins forestiers. Elle a entendu du bruit, au début des arbres. C’était le tournage d’un film porno amateur. Deux hommes en filmait deux autres, déguisés en scout, qui sautaient une dame, déguisée en biche, contre un arbre. Les deux qui filmaient lui avaient proposé de participer. Ils rigolaient fort, ils criaient, la scène dura 2 secondes maximum. Elle avait fait demi tour, en pédalant vite, et en se rendant même pas compte tout de suite qu’elle pleurait. Tout est donc vraiment dégueulasse. Même le hasard. 

Le plus dégueulasse, c’était le café soluble. Celui de 6h. 6h pile le café. Soluble. Comme un dafalgan. Soluble. Dégueulasse. Elle prend un doliprane. Sécable. La vie est une saleté qu’on confond avec une plume de paon. Sécable. La vie. Sécable. Soluble. Tous les matins, elle prend un café soluble et un cachet sécable. Sans que rien ne vienne altérer la minutie de cette routine. Maintenant, elle le sait, si quelque chose vient enrayer cette hygiène précise, elle explose. 

Tous les matins, elle se réveille de la même façon. Sa main glisse de la chaleur du lit et touche le carrelage froid. Le réveil est brutal. Une déflagration. Elle voit le carrelage des transports, le carrelage de sa douche, le carrelage du hall de son travail. Elle sent la froideur et ça la transperce. 

Elle se lève plus tôt qu’elle ne doit. Elle préfère prendre son temps. Être réveillée avant que les autres ne le soient. Elle regarde les immeubles en face. Toujours les mêmes immeubles. Moches. C’est la lumière qui change et qui anoblit un bâtiment. Elle se dit qu’un bon architecte, c’est sûrement un architecte qui prend le temps, pendant une année, de voir quelle lumière va arriver sur la façade de son bâtiment. 

Le quartier se construit de tous les côtés. “Il n’y a pas assez de gens pour habiter dans tous les appartements”, elle se dit. Quand elle part au travail, en bus, elle longe les travaux. Elle se rend compte qu’elle ne connaît pas le nom des matériaux. Elle sait que la vitre de l’arrêt de bus est faite en plexiglas. Avant elle prenait le bus un peu plus loin, maintenant il y a un nouvel arrêt de bus, pour les nouvelles habitations. C’est pour que les appartements coûtent plus chers, elle pense. Pour passer le temps en attendant le vieux bus, sièges défoncés et chauffeur malpoli, trajet trop cher, elle regarde les publicités. Sur les panneaux qui défilent. Elle essaie de deviner quelle pub sera la prochaine. Elle anticipe. 

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L’année dernière, un film a été tourné, à quelques rues, en face. On voyait le tournage depuis le balcon. Un film sur des travailleurs du bâtiment. Avec que des acteurs connus. Qui ne connaissent pas le goût du béton. Elle aurait bien aimé faire ça. “Ça m’aurait bien plus, à moi.” Être actrice. Et partout où qu’elle aille, elle aurait exigé un peignoir. Un grand peignoir avec une capuche, et son nom derrière. Elle en avait reçu un, à noël une fois. Maintenant, son mari le porte. Il s’en est fait une robe de chambre. Une robe de chambre qui pue la clope.

Il n’a jamais trouvé de vrai travail depuis leur arrivé dans l’appartement. Un vrai travail, c’est un travail, c’est un travail où quand on arrive dans la rue où on travaille, on salue tous les autres travailleurs. On est respectés et on achète sa baguette dans la boulangerie la plus proche de son travail. Le dimanche, on achète un dessert dans la boulangerie la plus proche de chez soi. On est honnête. Elle, elle dit tout le temps “Je suis une femme honnête.” Elle met un crayon dans ses cheveux quand elle fait les comptes et elle porte des lunettes. Ces soirées finissent toujours de la même façon. Ils font l’amour, il dit que ça l’excite. Elle est quand même plutôt contente et à vrai dire, ils s’aiment. Mais elle se demande quel genre de malade il est pour trouver qu’avoir des dettes c’est excitant. 

Toute la journée, dans son peignoir, il joue aux jeux vidéos. Il dit qu’il est fort, elle s’en fout. Il soupire quand la famille passe à table, où quand elle lui dit de répondre à un courrier de Pôle Emploi ou à un texto de sa mère. Il se couche à 5h du matin, et passe sa main sur elle. Il se lève à 9h et se retrouve seul dans l’appartement. Quand elle lui trouve un plan pour du travail, il arrive en retard. Quand il emmène les enfants quelque part, il est en retard. Quand il fait les courses, le vigile annonce que c’est fermé. Alors qu’il ne fait rien le reste de la journée.

Quand il avait 17 ans, il a écrit des poésies qui ont été publiées et qui ont eu beaucoup de succès. Il en parle souvent. Il dit que c’est bientôt son come-back. Elle sait que ça lui a fait péter les plombs. Elle travaille pour les deux, enfin, pour les quatre. C’est une femme honnête. La famille vit chichement. Elle fait des repas de fêtes avec des restes. Et tous les repas ensemble sont des fêtes. Une fois qu’elle parvient à se convaincre elle-même, elle réussit à convaincre les autres aussi.

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Elle ne s’ennuie pas. Et même elle aimerait bien s’ennuyer. Elle se souvient des étés de son adolescence. Une saison par an, elle se languissait sous les cerisiers, à se demander ce qu’elle allait faire. Maintenant elle ne s’ennuie plus. Elle court partout. Sans voir personne. Elle réceptionne, récupère, achète, donne, pose. Mais ses contacts humains sont limités. 

Elle aimerait bien être amie avec ses collègues. Mais ses collègues ne parlent pas trop. Elle sait que ses collègues mangent ensemble parfois le soir, elle a vu ça sur les réseaux sociaux. Une fois elle a osé en parler à une de ses collègues, qui a dit que non, personne ne se retrouve le soir après le travail, sauf Stéphane et Virgine qui couchent ensemble sur leur bureaux, quand tout le monde est rentré. 

Elle travaille pour un institut de sondage. Ses journées sont de longues conversations téléphoniques. Elle suit un plan, pose ses questions, entre par surprise dans la vie des gens, découvrent les habitudes intimes, puis disparaît comme elle est arrivée. Elle est méthodique. Elle est honnête. Elle déjeune en général d’une salade, qu’elle ingère dans une cafétéria voisine. Elle ne fume pas, mais prend des poses, pour respirer hors de l’open space. Elle ne le dit à personne, mais il y a un sifflement permanent au fond de ses oreilles. Elle pense que ce n’est pas le moment d’en parler. Elle mange des bonbons. C’est sa fantaisie. Elle prend toujours les mêmes. 

Elle est inquiète pour ses enfants. Elle envoie souvent des messages à sa fille. “Coucou Grace, ma chérie, j’espère que tu vas bien, tu reviens quand ?” Elle pense à elle. Elle se demande si les gens sont gentils avec elle. Sa fille, elle, elle n’est pas très gentille. Elle s’absente parfois plusieurs jours, en disant qu’elle dort chez une copine. Elle est souvent agressive alors elle a peur, parce que les gens sont fous. Elle le sait, les gens sont fous. Elle a lu dans un journal un matin “Un homme attaque un tramway avec un marteau et termine broyé sous les rails”. Les gens sont fous. Elle s’inquiète aussi pour son fils, qui grandit trop vite. Bientôt l’enfance sera terminée dans l’appartement. Mais c’est un chouette garçon, qui y met du sien pour faire durer les rêves. 

Une fois, au travail, elle a interrogé un vieil homme. Sa voix était malicieuse. Quand elle a eu terminé de lui poser des questions, c’est lui qui lui en a posé. Et elle a répondu. Sans s’occuper du temps. Alors que normalement, elle doit faire vite. Ils ont parlé longtemps. Et depuis, elle parle avec lui tous les matins, un petit peu, pour se donner du courage pour le reste. C’est comme un café, lui qui lui raconte des histoires, avec son accent. 

Les villes, les médias, les gens, les réverbères, les bières, les terrains de foot, les fiches qu’on doit remplir, les maladies, les guerres, les tragédies même les tragédies, les idées, les transgressions surtout les transgressions et les cafés sont tous les mêmes devenus. Les matins seront encore solubles et sécables, acceptables. La vie n’est pas un film. Rien n’est différent. Mais les hasards ne sont pas tous décevants. 


Nouvelle : Arthur Guiomo