4000 années de souvenirs cumulés d’amis emportés définitifs de parents trop tôt partis jamais revenus des cyclones de nos années d’avant et les enfances prématurés mortes s’en souvient-on. J’habite en face du cimetière et les morts me parlent. 

*

Je suis vieille maintenant, et ça fait longtemps maintenant que je suis vieille. D’abord des cheveux blancs, qui caressaient les tartes aux pommes des débuts d’automnes et puis les douleurs des débuts d’hivers. 

Ce qui m’assomme c’est tout ce que je n’ai pas fait. On redemande toujours un peu de temps à la fin. On croit changer l’histoire dans les derniers instants. C’est comme avec l’amour. A la subtile toute fin de l’amour il nous manque terriblement et on croit avoir oublié son goût, on proteste, on en réclame une ultime bouchée. Une dernière tentative, comme en se relevant blessé. Ce qui m’assome c’est les espoirs et les rêves que je n’ai pas honoré. Les rêves d’une époque de ma vie, balayés par la froideur de la main de toutes les autres. Les espoirs de mes amours en velours, défoncés comme des vieux canapés par les pluies diluviennes. Mais j’ai su aimer, j’ai su regarder droit dans les yeux des moments en me disant qu’ils avaient de la saveur. J’ai des histoires dont ma bouche se rappelle le sucre.

Des histoires rangées dans des tiroirs quand viennent les infirmières et la nuit déballées quand le vent est le dernier des pas couchers. 

*

En bas du clocher un chat miaule, c’est le moment des histoires, toute seule que je me raconte. Je me souviens de tout mais j’ai peur d’oublier. C’est mon dernier pendentif, ma dernière coquetterie. J’y tiens. Et puis parfois je ne sais plus vraiment si ça a existé, alors je me raconte pour me prouver. Je me raconte à voix haute mes propres histoires. Je m’entoure de mes souvenirs, comme une couverture en hiver. Je me dis ma vie, et je me dis pas mal, la vie. Rien ne tremble comme les souvenirs quand ils reviennent et qu’ils veulent tous passer dans la gorge. Parfois je pleure un peu, poliment, avec modération. Je sens une larme qui roule sur ma joue, j’ai toujours eu des larmes timides. J’ai toujours pleuré sans manuel des larmes. J’ai toujours pleuré seule. Ca remonte à loin, il faudrait au moins un début. 

Le début c’est la fin des gens. Les gens qui meurent, qui partent comme ça qui claquent la porte de l’existence bien fort pour dire adieu c’est fini moi c’est fini, je ne reviens pas ça y est, on ne me verra plus ici. C’est le début et la fin, les adieux. J’ai toujours préféré dire au revoir. J’ajoute que je n’ai pas peur de la mort. Elle doit avoir plus peur de moi que je n’ai peur d’elle, d’ailleurs, parce qu’elle n’a toujours pas osé venir me dire c’est bon c’est fini la vie. Je n’ai pas mal, au fond je ne souffre pas. J’ai des douleurs, qui passent avec les jours. Je suis vieille après tout. La semaine dernière j’ai pris ma voiture pour aller au marché. Avant au marché, je parlais à tout le monde et maintenant même les légumes sont moins bons qu’avant. Les gens je trouve qu’ils sont jeunes, enfin jeunes quoi. Et quand il pleut ils n’ont pas de parapluie, ils rentrent, ils ne discutent pas tellement de la météo. Moi je trouve qu’il pleut. 

*

L’histoire que je raconte là a le goût du carrelage de ma cuisine et je la raconte aux murs témoins du temps. Je viens d’un temps où on naît et où on meurt dans la même maison. Où l’on garde sa vaisselle. Je me souviens de toutes mes larmes. Je me souviens de la mort de mon mari, il y a 10 ans. Nous dormions notre nuit, il ne s’est pas réveillé. Là, dans le lit, celui de notre nuit de noce. Nous avons changé le matelas 4 fois dans notre vie. Nous nous sommes mariés à 20 ans. Le matin de sa mort, il y a eu le silence. Je n’ai pas hurlé. J’ai téléphoné. La mort est une affaire de procédure. La famille se précipite. D’ailleurs nous ne sommes pas une grande famille. Pas une famille où les enfants boivent du vin sous une tonnelle, pendant que les petits-enfants jouent au foot sous les arbres. Pas une famille avec de grandes vacances dans la même maison, dans un sud quelconque. Pas de sud entre nous, quelques brouilles qui deviennent des prétextes pour échapper à des dimanches tarte aux pommes. C’est vrai qu’elle n’est pas bonne ma tarte aux pommes. Peut-être que tout aurait été différent avec une bonne tarte aux pommes. Je n’ai jamais réinventé ma recette. Je n’ai jamais réinventé l’amour. 

J’ai aimé le même homme toute ma vie et je l’aime encore. Pas tout à fait ivrogne, pas tout à fait laid. Il était là. Il se battait dans les bars avant qu’ils ferment. Après il ne se battait plus. Il a commencé à lâcher l’affaire. Il a compris qu’on perd toujours le long combat contre la vie. Il a quelques fois insultés des gens comme on crache sur un chat. Je le retenais par la manche. Je n’ai pas cessé de l’aimer dans les moments où je l’ai détesté. J’ai de la chance, il n’a jamais levé la main sur moi. Même dans ses ivresses. Mes amies, mes connaissances, se faisaient rosser régulièrement pour tout et pour rien. Une défaite de l’équipe de foot locale, un poulet un peu mal cuit, la télé qui crépite. 

Mon mari est mort juste avant la technologie. Juste avant qu’on en mette partout. Il l’avait peut être senti. Il n’aurait pas supporté. Moi je vois parfois mes enfants sur mon téléphone plat, offert il y a 3 ans. Dans leur tête je crois qu’ils se disent que ça les dispense de venir me voir. Un peu comme avec leurs amis, du reste, j’imagine. Cette époque sent la solitude. Des solitudes qui se persuadent. Des solitudes qui se mentent et qui évitent les miroirs. 

Le temps est passé, comme tout passe. Comme les modes. Le temps n’est pas une coquetterie, le temps est une malédiction qui nous frappe tous. Le temps a raison de nos amitiés, de nos familles, de nos espoirs. Il ne faut pas lutter. Se débattre est coûteux. C’est comme construire un barrage en glaise sur un fleuve. J’ai mis des années à chérir l’ennui. Au début, je détestais la campagne. Je voulais la ville. Et puis j’ai aimé la langueur. J’ai aimé le bal des saisons, des détails qui prennent leur temps. Ceux qui demandent de la patience. Je me suis habituée à la lenteur, au courrier qui met du temps à arriver. J’ai appris à aimer l’incertitude, et les moments vides. J’aime prendre un bain très long. Remettre de l’eau chaude plusieurs fois. Sans me dire que quelqu’un va venir. J’ai fait mon deuil des surprises. 

*

J’ai découvert un poème de Baudelaire à la télé l’autre soir. C’est un comédien qui le récitait. J’ai l’impression qu’il parlait de moi. J’étais un peu déçu de ne pas avoir découvert ce poème moi-même. J’avais toute une vie pour le découvrir. Le comédien récitait le poème et je croyais qu’il racontait ma vie. 

“J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, / De vers, de billets doux, de procès, de romances, / Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, / Cache moins de secrets que mon triste cerveau. / C’est une pyramide, un immense caveau, / Qui contient plus de morts que la fosse commune. / – Je suis un cimetière abhorré de la lune, / Où comme des remords se traînent de longs vers / Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers. / Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, / Où gît tout un fouillis de modes surannées, / Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, / Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, / Quand sous les lourds flocons des neigeuses années / L’ennui, fruit de la morne incuriosité, / Prend les proportions de l’immortalité. / – Désormais tu n’es plus, ô matière vivante ! / Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, / Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux ; / Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, / Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche / Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.”

J’étais dans mon lit quand j’ai entendu ce poème. J’ai pleuré sans sanglots. J’ai pleuré doucement. J’ai pleuré par constat. C’est cette télé à la con. Jamais vraiment bien, toujours du genre à vous rappeler vos solitudes. Comme à Noël il y a deux ans et à toutes les nouvelles années. Un présentateur avec des habits agressifs visuellement fait semblant qu’on va tous prendre des résolutions tous ensemble alors qu’il essaie juste de calculer quand il doit envoyer la pub. 

Il y avait plein de mots que je ne comprenais pas dans ce poème mais quand même je comprenais qu’il m’était un peu destiné, par ce poète quand même mort avant que je naisse. Je me souvenais surtout que je l’avais étudié à l’école. Qu’on devait souligner les verbes. Qu’à l’époque je me disais que ça ne voulait rien dire que c’était pleurnichards et que maintenant je savais. 

Je préfère en général les reportages avec des animaux, c’est vrai qu’ils sont beaux. Je me dis que quand même maintenant ils font des beaux reportages. Quand j’en parle aux autres ils s’en fichent, ils disent que je me trompe de chaîne. Moi je trouve qu’ils font de beaux reportages maintenant. 

Mes enfants vivent loin. Nous avons deux enfants. Ils vivent dans des villes, pas les mêmes. Ils ont plus d’argent que nous, ils ont réussi leurs études, ils ont réussi à trouver un travail. Je ne sais jamais s’ils ont réussi leur vie. Ils sont tous les deux divorcés. Ils jouent parfois à qui a le mieux réussi dans la vie. Ils ont tous les deux des immenses cernes noires sous les yeux. Ils viennent me voir, pour un déjeuner de week-end, pour une peinture de campagne, pour les fêtes. Je reçois quelques coups de fil le jour de mon anniversaire. L’année dernière j’avais débranché le téléphone ce jour-là.

*

Je suis une vieille dame. J’ai fait mon compte des mathématiques de la vie. J’ai vu les choses changer. Je me souviens du jour où on a écouté à à la radio qu’un homme était en train de marcher sur la Lune. C’est fou ça. Je me souviens d’où j’étais le jour où le général est mort, j’étais dans ma cuisine. Du jour où la télé a colorié le visage de François Mitterrand, on était dans le salon. Je suis une vieille dame je me souviens de notre première voiture. Je me souviens comme j’étais fière le jour de mon mariage.

Les gens se souriaient dans la rue, tout n’avait pas le goût de charbon comme maintenant. Maintenant j’ai tout le temps peur qu’on m’empoisonne. Les rats courent dans nos villes et au village ils coupent les arbres de la place près du cimetière. Les rues sont grises, les rues étaient pleine de couleurs avant. Il n’y a plus personne. J’ai tenu pour rien. J’ai tenu pour voir le gris d’un nouveau matin dans l’hiver. 

C’est comme ça que je suis morte. Un matin sans réveil. Dans mon sommeil, au milieu de mes rêves, je suis morte comme ça. C’était long la vie c’était beau la vie. Je suis morte moi et mes histoires. Je suis morte moi et mes souvenirs, mes solitudes, mes tics-tacs de l’horloge, mes tartes aux pommes pas si bonnes et mes automnes. Je suis morte comme ça. J’avais pensé souvent à ce moment. Ce moment éternel. Bourré de langueur, qui ressemble à un grand coussin eternel, sombre et terne, ce moment n’est pas dénué de douceur. Ce n’est pas moi qui meurt, c’est juste le temps qui passe.


Arthur Guiomo