La force d’un roman comme Onanisme, c’est sa capacité à devenir un état. Un état mental et physique. Justine Bo règle notre atmosphère au burin de son stylo. L’air devient moite. Quelque chose de poisseux vous attrape. C’est dans l’air et au plus près du corps. Quelque chose chose du temps, aussi. 

Est-ce la moiteur de l’été ? Celle de la friture du mcdo du kilomètre cinquante trois de la départementale neuf cent quatorze ? Celle de la bière qui colle encore en ce lendemain de sacre de l’équipe de France de football ? Ou alors est-ce la moiteur de la mort ? Celle des doigts qui touche les parois du bunker, ou la gâchette d’un revolver ? 

Ces questions sont contenues et rapidement centrales dans le roman de Justine Bo. 

Un ascendant de l’Etranger de Camus, semble flotter comme un drapeau baignade autorisée au dessus d’Onanisme. La chaleur, le deuil, et le vague de l’existence, l’idée de rien qui soit terrible, sans doute. 

Onanisme s’incarne dans l’été, cette période sans passé, où le futur n’existe que pour rappeler la lourdeur du présent.

“Maintenant, j’associe la victoire des nations à la chute des hommes. Lors des sacres, les morts se trouvent enfouis sous les cris de béatitude. Saïd s’est évaporé dans l’allégresse de la foule. En mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit, le lendemain du triomphe de l’équipe de France, je naissais. Hier, le pays gagnait, aujourd’hui Saïd est mort et j’ai vingt ans.” 

Nour, la protagoniste, vit à Cerbère qu’elle contourne toujours comme on enjamberait le styx, pour aller travailler au Mcdo, du kilomètre cinquante trois de la départementale neuf cent quatorze, elle esquive les autres aussi souvent qu’elle peut. 

Un revolver qu’elle trouve, et qu’elle appelle Manhurin, devient son compagnon de déroute, pesant, lui aussi, revolver qui devient un sancho panza, comme on baptise son petit doigt. 

“Dans une piscine, des corps nus me soumettent à leurs électrochocs. Je les baise, ils me baisent, je ne sais plus qui d’eux ou de moi, suce l’autre, absout l’autre, le contraint ou le satisfait. Tout le monde baise tout le monde.”

 

« La sueur d’un dieu en étain dégoulinait du plafond » dit Bukowski, quelque part. Comme dans les nouvelles de l’américain, tout semble vague à Nour, du poste au drive du mcdo, à la mort du père. 

Onanisme, vous le savez sans doute, c’est la masturbation. Lourde, en son sens, dans le roman. Nour n’est jamais tranquille, alors elle se réfugie dans le bunker, citadelle vue sur mer, orgasme efficace pendant les pauses de 15 minutes et les déroutes éternelles. L’Onanisme de Nour, c’est la génération qui piaffe à s’en étouffer dans des ruelles en impasses, des plaines qui plongent en falaises sur la mer. 

Moites, nous sommes tous des perdants au courant de nos défaites, dans la chaleur de l’été de Cerbère et d’ailleurs. Nour est une représentation de la désillusion, du désenchantement, de la fin des rêves. Face aux brutalités de l’existence Nour, semble bunkerisée. 

“La vie nous habitue à la peur de l’habitude. On l’appréhende avec angoisse, on l’avorte avant qu’elle n’advienne, créant les conditions d’un ressassement qui devient l’habitude même. La vie est une masturbation perpétuelle. Onanisme des malheurs et des mémoires, onanisme du dégoût que l’on traîne avec soi comme une malle dont on ignore le contenu. Onanisme de la révolte à jamais déflagrée. Quand la beauté survient, prise dans le flot las de l’habitude, on la défigure.”

 

Justine Bo colle aux corps des questions des 20 ans, dans un pays où la violence est sociale. Beat generation coupe du monde, pas de perspective, que des deuils et des emplois dans des drives, je te salue vieil océan. Peu de temporalité, si ce n’est le courrier qui s’arrête ou des jours qui n’en finissent pas de finir, dans la chaleur, dans l’infinie moiteur.

L’onanisme, est, au fond, le pourfendeur du spleen par la dose facile de sérotonine. C’est ce qui reste. Onanisme contre ou pour ? Onanisme aussi comme le geste individuel, qui va vers soi, comme la politique du droit devant. 

Nour nous dit comme nous sommes fragiles et forts, perdus au dehors, détruits à tous les ports. Nous sommes éternellement vivants et définitivement morts. Le roman qui m’a le plus marqué de cette rentrée. 

 


justine-bo.jpg par sarah balhadère
                                                                                                                                      Photo : Sarah Balhadère

Justine Bo publie avec Onanisme son 5ème roman, à 30 ans. Nous avions déjà largement salué Si nous ne brûlons pas (Edition des Équateurs), l’année dernière. Elle a vécu au Moyen Orient, notamment en Syrie. Elle voit paraitre son premier roman en 2012. En 2014 elle s’installe à New-York. Son style, précis, contribue pour beaucoup à la moiteur du livre. Grande, Justine Bo. Longue vie à Onanisme (Grasset, 288 pages, 19€, paru le 2 août). 


Arthur Guillaumot