Après près de de deux ans de travail, Eden Dillinger livre son premier album, Scuba, réalisé avec le producteur Piège. Après bien des remises en question, et juste avant la fin de l’hiver, il laisse à la mémoire du temps et des océans un projet exigeant, cohérent et hybride à la fois, intime et esthétiquement très réussi. 

Eden Dillinger, c’est le pivot du High Five Crew, efficace, qui nettoyait la raquette d’un bras tranchant et découpait tout avec un flow océanique dès la première moitié de la décennie. Piège, c’est le producteur exigeant de la nouvelle vague rap en France. Producteur historique d’Eden Dillinger, connu pour son goût du sombre musical, il est capable de coller à tous les univers, en témoigne la diversité des sonorités sur ce premier album. Eden, lui de son côté avait envoyé différents formats pour tester, Olaf en juin 2017, ou sa série de freestyles, Offshore, au printemps dernier.

Scuba c’est loin 

Justement, l’année dernière, à l’occasion d’une interview au Printemps de Bourges, Eden nous confiait qu’avec Piège, ils étaient sur un projet commun, prévu pour l’automne. Il se dit qu’il a été beaucoup retouché, réinventé, remis en question. Avant de devenir Scuba, finalement paru le 13 mars. 

Scuba, c’est un état. Même une quantité d’états, qui disent la diversité et les paradoxes qui résident et se cachant dans les roches et les coraux de chacunes de nos âmes. Tourmentées ? Les âmes, oui. Tourmenté, Scuba aussi, mais jamais autant que lorsqu’il semble s’apaiser. Parce que la vie est ainsi faite et que les êtres qui s’immobilisent sont parfois capables des plus grandes vivacités. Technique de requin sans doute. S’immobiliser pour réfléchir à la cohérence d’un projet, tout déchiqueter et tout refaire, faire 40 sons, en garder 9, vifs, précis, précieux dans le trouble.

De la surface aux abysses 

Ce qui frappe avec Scuba, c’est qu’on sait vite. On se reconnaît dans le postulat artistique. Ou alors on n’adhère pas du tout, c’est possible aussi. Mais on respecte le travail qui se ressent. Comme sur une toile de Turner. Les projets passionnants sont ceux qui sont impossibles à contenir. Comment résumer au album qui recèle des morceaux comme Chemise Hawaïenne, Demain, ou Recherche ? Des morceaux dont les sonorités s’opposent mais dont les esthétiques participent à l’identité hybride de l’album.

“Bloqué entre deux mondes depuis le bercail / Une cage d’escalier dans le château de Versailles.” Hybride

Justement, c’est sur ce mot clé, définitivement clé pour parler de Scuba, que s’ouvre le projet. Hybride, le premier morceau, s’achève ainsi : “Hermétique est le coeur de l’hybride / bloqué entre deux mondes depuis le bercail / Une cage d’escalier dans le château de Versailles.”  Un projet hybride qui témoigne d’une mutation, intime. De celui qui cultive le totem du requin, et en même temps salue les femmes de sa vie, il demande pardon à a grand-mère d’écrire au lieu d’étudier Céline, confie ne pas assez dire à sa mère qu’il l’aime, et conçoit que sa copine a à supporter un mode de vie particulier. 

Martin Eden Dillinger 

Difficile de parler de Scuba sans parler d’un réel postulat artistique. Un album pensé comme tel, et pas comme une plateforme pour réunir des morceaux. Les trois premiers morceaux, ne serait-ce que par leur titre, sont des références humaines/physique, les deux derniers sont océaniques. On va de l’homme à l’océan, comme un retour à la mer, nous sommes des ours polaires, condamnés à réapprendre à nager.

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Photo / Dante Palma

Eden Dillinger, lui, emprunte un chemin edenien. Humain, vivant, capable de mutation, il est aussi celui qui se remet violemment en question sur Recherche “Je recherche quelque chose, quelque part, quelque chose que j’ai pas” et ABC, faisant ses comptes avec lui-même. “J’ai des ambitions en salle d’attente qui doivent pourrir.” Les deux morceaux sont le début d’une quête. La liaison entre l’ancien et le moderne, le tableau de l’affrontement intérieur. La différence avec le héros de Jack London, c’est qu’Eden Dillinger voit l’océan, comme un passage, un état, vers la suite. Il semble trouver ce qu’il cherche “Les règles sont simples comme ABC, faire ce que j’aime jusqu’à l’AVC.” Et prévient même “Retenez ces paroles en cas de décès”. Parce qu’il a fait son choix, il va y aller, confiant dans ce qu’il a au fond de lui. 

“Même si je risque de me perdre je sais, sortir des Abysses avec les lèvres bleutées.” ABC

Sonorités aquatiques 

Travailler à deux, c’était travailler sur la cohérence. Il y a des lignes claires qui se dégagent du projet. 9 titres pour 29 minutes. La ligne, c’est la densité, c’est une peinture encore une fois, où tout compte. Et les textes viennent souligner cette première impression purement musicale. L’univers très noir et blanc de Scuba en fait une vision nocturne, ou animale, dans tous les cas qui s’éloignent des vicissitudes humaines. Les illusions perdues, d’un jeune homme coincé entre deux mondes, bloqué par la montée des eaux. 

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Photo / Jason Piekar

Il n’y a pas deux fois la même base. Les sonorités se renouvellent au fil de l’album, témoignant d’une curiosité des genres et des thèmes. Les influences trap sont là et se matérialisent sur Demain, tandis que certains morceaux comme Chemise Hawaïenne, s’installent sur des lignes métals, avec des riffs énormes. Hybride qui ouvre l’album est sur des fondements raps. Mais là on parle de genre, sur un album qui s’en détache. 

Ce qui est aussi incroyable et participe aussi à la cohérence de Scuba, ce sont les procédés utilisés par le duo pour installer une ambiance aquatique plusieurs fois. Sur ABC, pour clore le morceau, Eden Dillinger dit un passage de Shakespeare, et on a une impression sous-marine. Vrai postulat artistique.  

“Les règles sont simples comme ABC, faire ce que j’aime jusqu’à l’AVC.” ABC

Conclusion

Le projet est ambitieux, curieux, jamais excluant. Le flow rattrape ceux venus écouter le tranchant qui fait la réputation d’Eden Dillinger. Les perdus des plateformes découvriront un album aux sonorités inattendues. Les textes sont toujours le coeur du projet, efficaces et ciselés, peut-être plus épurés qu’auparavant. Dans une époque où les projets risqués sont rares, il nous semblait important de défendre cet album, au même titre que des albums ambitieux comme Trinity de Laylow ou Noir Métal de Butter Bullets. Ce n’est que le début d’une quête qui durera au flot de l’oeuvre à venir, des risques, des tentatives et des tempêtes. Eden Dillinger et Piège ont fait avec Scuba un grand premier album. 


Lewis HD-4Article : Sébastien Bordel

Photos : Jason Piekar (cover + 1) / Dante Palma (1)

Retrouvez les sur les réseaux :

@edendillinger / @piegerip

Scuba est disponible partout.