Dans la ville où je suis né et où j’ai appris à traverser mes premiers passages piétons sur le tas, il y avait toujours des nuages dans le ciel. Rien d’exceptionnel, on était sous le ciel alors on était sous les nuages aussi, comme à Bamako ou à Paris. L’année dernière c’était la canicule, c’est à dire que le soleil est venu taper la bise à la planète où je suis né. Il lui a dit “chez moi on la fait 5 fois”, et c’est comme ça que la température a grimpé. Je me rappelle qu’à ce moment là il n’y avait plus de nuages dans le ciel, plus aucun. Juste un bleu infini au dessus de nos têtes, un bleu clair qui aurait dû être tout froid, mais qui a préféré laisser mourir ma grand mère. L’année dernière elle est morte à cause du soleil, déshydratation.

Je suis allé voir une fille un après midi, et on a joué à transformer ses draps en éponge. Quand on baise alors qu’il fait 1500 degrés dehors ça change presque tout : c’est pas très agréable et on se demande pourquoi on fait ça. On va doucement, on a des sueurs froides et on frissonne, ça c’est surement des mécanismes fait exprès pour qu’on survive. Et en même temps on a si chaud, et l’air qui en bave à rentrer dans nos poumons, c’est l’odeur de l’autre. Bref cette fois là, c’était un peu comme goûter au fruit défendu pour de vrai, c’était tellement éprouvant que je me demandais pourquoi on avait fait ça. C’était comme une besogne, comme passer le bac. Mais c’était aussi l’une des choses les plus intenses que j’avais fait, et je suis content d’avoir été de la partie. Après avoir adoré encore un peu le moment je suis retourné chez moi, je ne laisse jamais mamie toute seule trop longtemps. 

Quand je suis revenu je l’ai trouvé là, endormie, la bouche ouverte, fatiguée. Je l’ai secoué un peu pour la réveiller et être sûr qu’elle se sente vraiment bien. Ca faisait 15 jours qu’il faisait dans les 50 degrés et même en fermant les volets et vivant dans la pénombre, la chaleur s’installait et finissait par gagner la bagarre. Au début on ne veut pas y croire, elle a juste le sommeil lourd, sacrée Sophie va. Et puis le frisson nous envahit, et c’est fini. Elle est là devant vous et elle est morte. Vous détestiez qu’elle s’obstine à vous arracher votre tignasse en essayant de la peigner pour la mettre à son goût, et en une minuscule fraction de seconde ça vous manque pour toujours. Vous êtes maintenant face à un gros amont de chair, de chair adorée. Le faux contact du ventilateur l’a encore fait s’éteindre et elle n’a pas jugé nécessaire de le rallumer. Sa bouteille d’eau était vide mais la terre du pot de fleur juste à côté du fauteuil était toute mouillée, plus mouillée que mes yeux.

J’ai presque toujours vécu avec mamie, mes parents sont partis quand j’étais tout petit alors on était tous les deux. Elle s’occupait très bien de moi et on était heureux, presque comme un couple d’amoureux. Elle commençait à vraiment vieillir mais elle se portait encore assez bien, on était même en plein passage de relais : elle allait devenir de plus en plus dépendante de moi, et je me serais occupé d’elle du mieux que j’aurais pû. J’aurais prit soin d’elle avec plaisir comme elle a pu le faire pour moi, et je me sens terriblement coupable de ne pas avoir pu lui rendre tout ce qu’elle m’a donné, mais c’est la vie. Je me sens coupable aussi pour ce qui est de sa mort. Même si je ne sais pas trop ce qui lui est passé par la tête, elle serait toujours là si je n’étais pas allé voir cette fille. Cette fille je l’aimais, et j’allais lui dire que je l’aimais pour de vrai. Que j’avais envie de lui tendre le bras pour l’emmener voir des expos, que je lui offrirais mon dos à fouler pour enjamber les flaques d’eau. Que nos corps ne se mélangeraient plus que pour faire l’amour, mais aussi pour s’aimer. Puis elle est devenue la fille que j’étais en train d’aimer quand mamie a rendu son dernier souffle et même si ce n’est pas de sa faute à elle, j’y arrive plus trop, à l’aimer. 

Quand j’ai trouvé mamie sans vie sur son fauteuil, j’ai eu comme une boule dans la gorge, remplie d’essence et d’allumettes. J’ai eu envie de l’avaler pour l’oublier dans mon ventre pour toujours, faire comme si de rien n’était, et puis au final je l’ai éjecté avec mes yeux et mes larmes, avec ma bouche, j’ai vomi toute la nuit. Toute la nuit, je l’ai passé dans la cuisine, juste à côté de la pièce où était mamie, sans pouvoir appeler qui que ce soit ni même aller la voir. J’avais peur qu’elle se remette à bouger et qu’elle se transforme en monstre de mort, maintenant que son âme était partie. Alors que je fixais la fenêtre, le jour s’est mit à se lever et d’un coup, j’ai retrouvé la lucidité. Pompiers, flics, samu, armée de l’air, j’ai appelé tout le monde et en une semaine c’était réglé, sous la terre. Il a fallu réapprendre à vivre. 

Avant je travaillais un peu à côté des cours pour qu’avec mamie on ne manque de rien, sa retraite ça faisait de l’argent mais pas des masses, et elle avait de moins en moins d’économies. Depuis qu’elle n’est plus là j’ai arrêté l’école, j’avais besoin de plus de blé et déjà un diplôme. De toutes manières je savais que j’avais pas besoin de me casser le cul plus longtemps sur les chaises en bois pour devenir quelqu’un, le choix a été vite fait. J’étais si triste au début, mais jamais malheureux. J’étais si triste et puis ça a finit par s’atténuer avec le temps, mis à part le patch pincement au cœur qui a été collé sur tous les bons souvenirs que j’avais avec elle.

J’allais à pied au travail tous les matins et le seul chemin que j’avais à faire c’était une longue avenue où tout le long je pouvais regarder le lever du soleil et devinez quoi ? Le soir je faisais le chemin dans le sens inverse, direction le tout petit soleil qui se couche. Malgré mes antécédents avec cette ordure de boule de feu, c’était les meilleurs moments de la journée, quand il était au rendez-vous. 

L’été d’après la canicule est revenue, et elle était presque encore plus intenable que la dernière fois. Les nuages étaient à nouveau partis, ils étaient tous en vacance au milieu de l’océan, c’est devenu une habitude.

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J’étais assis sous un arbre en face de chez moi pour lire un livre, histoire de me dire “ce mois-ci, j’ai lu un livre”. En face de chez moi il y avait les dealers et leurs petits frères en face du magasin, en train de bosser un peu. Quand on passait devant eux ils disaient “on a du shit goût fraise bro”, chacun son business. D’un coup, j’ai entendu quelqu’un gueuler qu’il allait en buter un autre et en levant les yeux j’ai vu un gars en chopper un autre en lui tendant un couteau sous l’oeil. Là il y a des chiens qui ont commencé à sortir de bagnoles et à sauter sur tout ce qui bouge, il y a des jours de moins bien, c’est le business. 

A ce moment là le bus est arrivé et comme il valait mieux pour moi ne pas rester ici, j’ai sauté dedans comme les pilotes de bobsleigh sautent dans leur bobsleigh. D’abord ils prennent de l’élan en poussant leur bolide, puis ils sautent dedans et se tapent une belle tranche de glisse. Vous devriez savoir comment ça marche, les JO d’hiver passent en clair sur France Télévision. Bref, j’étais dans le bus et je savais que dans 6 arrêts il allait être plein à craquer. Dans 7 arrêts ça irait un peu mieux, tous les vieux descendront à ce moment là. Le 7ème arrêt c’est le cimetière, et c’est là où tous les vieux vont voir leurs vieux copains qui sont morts. C’est là où je descends aussi, aujourd’hui ça fait un an. Je comptais y aller cette nuit mais je tenais pas trop à me faire bouffer la gueule par un des chiens d’attaque des dealeurs de fruits.

A la place réservée des poussettes et des gens en fauteuil roulant il y avait déjà une dame avec sa satanée poussette, et et un satané de bon dieu de gosse qui tirait une tronche de 3 pieds de long là dedans. Le bus s’est arrêté et juste devant la porte il y avait une autre pousseuse avec sa poussette. On était déjà bien serrés dans cette bicoque et elle n’a même pas attendu que les gens sortent pour fendre la foule poisseuse et poser sa brouette a progéniture au milieu de tout ce merdier. Ensuite elle a regardé celle qui était assise à la place des poussettes avec la sienne d’un drôle d’air. Comme si c’était sa place à elle, et que sa nouvelle ennemie jurée ne payait rien pour attendre. Parfois j’aimerais bien que le monopole de l’utilisation de la violence de manière légale ne revienne pas qu’à la police. Pour frapper sur la tête avec un bout de bois les gens qui jettent leurs mégots par terre et ceux qui parlent plus fort que des mamans au téléphone, alors qu’ils sont à la bibliothèque. Mais quand je vois la boucherie que ça rendrait avec des gens comme cette pousseuse de poussette ça m’en fait un peu passer l’envie. 

Après le cimetière, je suis allé manger une glace à la tombée de la nuit et puis je me suis assis sur le goudron d’un parking, qui était encore tout chaud. Il n’y avait personne, même pas le vent. A ce moment là j’ai regardé un lampadaire, et je me suis senti si seul. Les lampadaires, ils passent leur temps à éclairer les morceaux de goudron sur lesquels ils sont plantés alors que la plupart du temps, ils sont tout seuls. Quand on les regarde dans le noir, sans les laisser nous éclairer, ils ont l’air de pauvres gars qui pleurent de la lumière sans pouvoir s’arrêter.

Je suis mort 1000 fois à cause des goûters ratés par manque de timing ou des moments où mamie aurait pu être là. Je suis tombé 1000 fois amoureux des coccinelles qui se posaient sur ma peau, et du regard des filles. J’ai abandonné 1000 luttes parce que j’avais sommeil, ou pas la force. Et cette nuit, je me sens profondément seul comme une boule de neige dans un désert, à cause d’un lampadaire qui éclaire la rue. Au fond quoi qu’il arrive, on est toujours un peu triste et heureux en même temps. Ou peut être que la vie c’est dégueulasse, et après tu meurs.


Romain Bouvier