L’Opéra National de Lorraine s’éclairait ces derniers soirs, château rassurant du cœur de la ville. À l’intérieur, pas d’ogre mangeur de femmes, mais un Barbe-Bleue, associée à Ariane, pour 4 représentations. Un Opéra injustement méconnu, qu’on a eu la chance de découvrir. Un texte riche et plein de questionnements, des rôles féminins magnifiques et une mise en scène d’une richesse rare. 

Une petite fantaisie 

Ariane et Barbe-Bleue est le seul opéra de Paul Dukas. En 3 actes, il est créé pour la première fois à l’Opéra Comique à Paris le 10 mai 1907. C’est le prix Nobel de Littérature 1911, Maurice Maeterlinck qui signe le livret de l’œuvre, écrite en français en 1899. Oui en français, les opéras ne s’écrivent pas obligatoirement en italien ou en allemand. Et c’est toujours charmant d’entendre les mots de tous les jours employés avec les atours des grands soirs.

Jean-Louis Fernandez

Paul Dukas est ami avec Claude Debussy, avec lequel il partage un goût prononcé pour une orchestration qui caractérise les personnages par la musique. Comme chez Wagner, les ambiances en disent long sur les ambiances et lieux, les caractères rutilants et les profondeurs insondables des questions qu’on soulève. 

À propos de son texte, Maeterlinck évoque « une petite fantaisie, inoffensive et assez insignifiante », qu’il dit soumise à la musique. Qu’il le veuille ou non, avec ses rôles féminins* largement prédominants et son questionnement profond sur l’enfermement. La prouesse partagée, c’est la liberté que laisse le texte : on ressort avec des questions, que la musique veille à ne pas trancher. 

La liberté de la désobéissance et le refus de la délivrance 

La pièce s’ouvre sur une première grande réflexion, qu’Ariane élève comme une vérité et qui va dicter sa conduite. « Il faut d’abord désobéir; c’est le premier devoir quand l’ordre est menaçant et ne s’explique pas. (…) II m’a donné ces clefs qui ouvrent les trésors des parures nuptiales. Les six clefs d’argent sont permises, mais la clef d’or est interdite. C’est la seule qui importe. » La liberté de la désobéissance. 

« Il faut désobéir, c’est le premier devoir quand l’ordre est menaçant et ne s’explique pas. » 

Arianne dans le premier acte

Le conte est sous-titré « Le refus de la délivrance ». Pour cause, Ariane, 6ème épouse de Barbe-Bleue, s’aperçoit que les 5 autres sont retenues captives. Prisonnières ? Pas vraiment. Ariane leur offre la liberté, mais elles préfèrent la servitude à laquelle elles sont habituées et qu’elles acceptent. Et c’est là qu’on découvre un peu mieux les monstres qui cohabitent en AirBnb en nous.

« On ne pourrait fuir ; car tout est bien fermé, et puis c’est défendu. » 

Sélysette à Ariane, deuxième acte

À propos de son seul opéra, Paul Dukas livre quelques éléments d’explication dans des pages d’intention autour du personnage d’Ariane. « Personne ne veut être délivré. La délivrance coûte cher parce qu’elle est l’inconnu et que l’homme (et la femme) préférera toujours un esclavage « familier » à cette incertitude redoutable qui fait tout le poids du « fardeau de la liberté ». Et puis, la vérité est qu’on ne peut délivrer personne : il vaut mieux se délivrer soi-même. Non seulement cela vaut mieux, mais il n’y a que cela de possible. »

Fantasmes fantastiques : Château libre ou bâteau ivre ?

La grande question que pose le seul opéra de Paul Dukas est finalement celle des impressions. Les femmes prisonnières sont nécrosées par les fantasmes du dehors : elles imaginent même la mer. Et puis, elles commencent même à avoir du mal à se percevoir elles-même. Elles ont peur finalement, de ce que la liberté représente, comme Ariane fantasme tout ce qu’elle ne comprend pas ou qui échappe à sa perception. Presque absurde, la rencontre entre les deux façons d’envisager les choses produit une réflexion intense et vive. 

Jean-Louis Fernandez

Porté par une puissance orchestrale wagnérienne, le château de Barbe-Bleue – et la mise en scène y contribue beaucoup, a les allures d’un navire. Une impression que confirme parfois le texte, notamment dans le deuxième acte, puisque Mélisande, Sélysette et Ygraine notamment, sont persuadées que la mer baigne les murailles. 

« – Oh ! Je vois l’eau qui tremble au-dessus de nos têtes !…

– Non, non, c’est la lumière qui vous cherche !… »

Sélysette à Ariane, deuxième acte 

Pendant 2h30, on vogue, suspendus au sort des prisonnières. La mise en scène de Mikaël Serre est ingénieuse et sublime : elle pourrait même suffire à vous tenir en haleine. On ressort, dans la beauté froide de la plus belle place du monde, libéré du château des questions, avec des impressions-silexs qui se frottent. C’est vraiment la meilleure façon de se préparer à aller à une soirée. L’Opéra, meilleur before ? Le débat est lancé.

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*Personnages féminins : Ariane, La Nourrice, Sélysette, Mélissande, Ygraine, Bellangère, Alladine.

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Arthur Guillaumot // Photo : Jean-Louis Fernandez