Clara Hédouin a rencontré Jean Giono, et son roman Que ma joie demeure. Œuvre témoin de la paysannerie provençale du XXe mais surtout ode à la beauté naturelle, à l’acceptation de l’étranger et à l’optimisme, les 490 pages sont adaptées en 10 tableaux grandeur nature. 6h30 de déambulation pour un périple inoubliable. On l’a vu en terre avignonnaise et on a discuté avec la metteuse en scène. Notre avis et un entretien exclusif.

Son dernier projet était l’adaptation des Trois Mousquetaires de Dumas, en une série théâtrale de 6 saisons et 19 épisodes, créée avec le collectif 49 701. Clara Hédouin était à la recherche d’une nouvelle aventure et c’est en Jean Giono qu’elle a trouvé son bonheur. L’histoire de Que ma joie demeure, c’est l’arrivée de Bobi, acrobate itinérant, sur un plateau paysan où survivent plusieurs fermes. Il rencontre un des fermiers, Jourdan, pour qui la vie n’est plus que souffrance. Bobi lui fait redécouvrir la nature qui l’entoure par la joie et finit par changer la vie entière du plateau : les fermes se mettent à travailler ensemble, les animaux sauvages reviennent, le blé est mis en commun, etc.

Photo de Christophe Raynaud de Lage

Le texte n’a rien de théâtral en prime abord mais il donne à être vu et entendu. Pour cela, il fallait voir grand, plus grand que nous. Il fallait l’adapter à même l’endroit décrit dans le roman, en pleine nature. Il fallait retranscrire la ballade entre les différents endroits du plateau et le chemin intérieur des personnages par la déambulation du public, qui marche entre chaque scène pour découvrir la suite de l’histoire. Il fallait le faire commencer à l’aube, pour permettre au ciel de s’éclaircir à mesure que la joie revient dans cette campagne. Enfin, il fallait le rythmer allègrement en donnant les 17 rôles à 6 comédien·nes seulement.

Photo de Christophe Raynaud de Lage

Le pari est une réussite totale. Départ 6h, fin 12h30, entracte de 40 minutes pour se rassasier, l’aventure a été merveilleuse. Pour le festival d’Avignon, la pièce retrouve son lieu d’origine, les terres provençales et le son des cigales, ici dans les champs de Barbentane. Mais quelle que soit la nature proposée, qui nécessite une réadaptation à chaque date, la déambulation permet l’identification complète. On accueille les narrateurs comme spectateurs puis on entre dans ce monde paysan. On suit la fraicheur qu’apporte Bobi et on voit la nature changer avec ses idées. On est illuminés par le retour des oiseaux, on découvre toutes les familles de fermiers avec curiosité, on pleure les morts, on savoure les joies, on participe à un repas, une chasse, des rencontres, des amours, des pertes, on revit.

Photo de Christophe Raynaud de Lage

L’intensité de la vie décrite par Giono dans son roman est purement retranscrite dans chaque tableau. Et on y participe directement : par la recherche de chacun d’eux et par la proximité qu’on a avec la « scène ». Vivre cette aventure est prenant, physiquement et mentalement, autant pour nous que pour les personnages et les comédien·nes qui les interprètent. Les transpirations sont partagées.

Un théâtre d’aventure, un théâtre d’épopée, où il n’est pas question de venir pour se reposer, pour juste écouter parler.

Clara Hédouin n’est pas la première à tenter le théâtre grandeur nature mais, avec cette nouvelle adaptation en extérieur, elle impose son propre théâtre. Un théâtre d’aventure, un théâtre d’épopée, où il n’est pas question de venir pour se reposer, pour juste écouter parler. On vient pour vivre, pour participer, pour découvrir, pour ressentir au premier plan.

Photo de Barbara Buchmann-Cotterot

Ce roman de Giono est un choix si pertinent pour créer ce genre d’expérience. Cantonné à être un auteur provençal, parent pauvre de Pagnol, Giono est bien plus que ça. Il touche par ses mots des émotions encore contemporaines, autant sur la beauté des petites choses, l’importance de la patience que sur la difficulté du monde paysan et de ses transformations technologiques. Clara Hédouin n’a pas eu à forcer pour rendre sa pièce intemporelle. On imagine l’histoire autant maintenant qu’au début du XXe. Comme à cette époque, les agriculteurs d’aujourd’hui souffrent de solitude, de mauvaises récoltes, de catastrophes naturelles, de bouleversements technologiques. Des témoignages actuels viennent d’ailleurs étayer la pièce par moments, pour montrer l’actualité du propos.

Photo de Christophe Raynaud de Lage

Cette pièce est une aventure fortement recommandée, une épopée à travers une nature qui revit sous nos yeux, face à des destins qui se bousculent. Elle demande au public un effort consenti, salvateur pour apprécier l’expérience. On ne s’ennuie pas pendant 6h30 et c’est, rien que de le dire, déjà une réussite en soit.

Elle demande au public un effort consenti, salvateur pour apprécier l’expérience.

L’œuvre de Jean Giono est magnifiée par le travail de mise en scène, de rythme et de jeu. Déplacez-vous et voyez Que ma joie demeure, c’est un genre de théâtre qu’on a rarement l’occasion de voir , et dont il faut profiter quand il est fourni d’autant de qualités. En attendant la prochaine aventure proposée par Clara Hédouin.

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Interview de Clara Hédouin, réalisée à Avignon le 19 juillet 2023.

Photo de Lisa Lesourd

Pourquoi c’était important pour toi de monter Que ma joie demeure ?

C’est un chemin. Au moment où j’ai trouvé ce texte, j’étais à la recherche d’une matière, soit théâtrale, soit romanesque, soit poétique, qui puisse me permettre d’inviter le vivant au milieu du théâtre, au milieu des interactions théâtrales entre acteurs et spectateurs. Ça faisait déjà des années que je travaillais dehors, avec une série de spectacles, Les Trois Mousquetaires, et cette création a duré 6 années, pour 6 spectacles différents. Une sorte d’épopée au long cours, la redescente était un petit peu vertigineuse. Comment passer à autre chose ? J’avais l’impression que c’était l’œuvre de ma vie, que je ne ferais rien d’autre.

Tu voulais faire quelque chose de différent ?

Je voulais continuer à faire du théâtre dehors, un théâtre collectif, assez ludique, assez brut, assez primaire, et en même temps inviter les questions du vivant. Les Mousquetaires, ça se faisait in situ, mais en ville surtout. On jouait avec des architectures : dans des cours d’immeubles, des parkings, des friches, des lieux post-industriels, etc. On utilisait le bâtiment à 360° mais tu étais accroché à un seul site. J’avais envie de prolonger le travail mais cette fois dans des paysages, et que le lieu, que le dehors, ça ne soit pas seulement un décor mais que ça soit aussi comme un personnage qui s’invite dans la fiction, que ce soit même un sujet, une problématique.

Que le lieu soit comme un personnage qui s’invite dans la fiction

Tu étais en quête de ton livre pour réaliser ce projet ?

Oui, j’avais besoin d’une matière littéraire qui allait me pousser ailleurs. Je me suis intéressée à Alain Damasio. J’ai lu Les Furtifs, sorti en 2019. Ça a été une tentation et puis je suis tombée sur Giono et la langue m’a frappée. Il laisse une telle place au vivant que c’était évident. Les insectes dont il parle dans le livre peuvent être là sous tes pieds. Je trouvais ça trop génial de le tenter mais je n’avais pas tout prémédité. Je savais que je voulais faire une place à ces autres vivants, à ces non-humains au milieu d’un art qui est par définition ultra humain. J’ai eu une occas’. Un directeur de théâtre m’a proposé une carte blanche lors d’un festival de marche théâtrale. C’est lui qui a eu l’idée de la marche.  J’ai réuni quelques acteurs, je leur ai présenté le projet et on a monté les 5 premiers tableaux, c’était en septembre 2020. Il s’est passé un truc, c’est là qu’on a vu que ce texte pouvait être dit, qu’il pouvait être oralisé et théâtralisé. Que le fait de se le partager à plusieurs voix, ça rythme la langue, que cette matière hyper poétique pouvait devenir théâtrale. Et surtout que le faire en décor naturel, comme un pléonasme de parler du vivant dans le vivant, ça allait être l’essence du projet.

Et il y a un vrai truc qui se passe, avec l’aube, quand on voit le ciel se lever, qu’on parle des oiseaux et qu’on peut les imaginer dans le ciel au-dessus de nous, etc.

Du coup il y a une dimension de performance. Nous, on s’est souvent dit qu’il ne faut pas qu’on se raconte que c’est un seul spectacle. C’est 10 performances dans un paysage (la pièce comporte 10 tableaux, ndlr.). On a un récit qui les rattache et qui a un fil rouge mais pour nous, c’est comme des capsules de temps. À chaque fois, le spectateur et nous, on s’arrête dans un endroit, dans un paysage, et à chaque fois c’est un décor et une ambiance différente, même si tu restes dans un même milieu.

D’ailleurs, comme tu invites le public à marcher de tableau en tableau et d’aller découvrir par lui-même ce qui va se passer, est-ce que ton théâtre, c’est un théâtre d’aventure ?

Carrément, ça me flatte trop que tu dises ça. Ca raconte vraiment ce que je veux faire. Avant Les Mousquetaires, j’ai écrit une thèse de doctorat sur l’épique. Donc l’aventure c’est ce pourquoi je fais ce métier, pour que chaque projet soit une aventure différente et qu’on en ait la sensation. De se lancer dans quelque chose de risqué aussi, de pas confortable. Ni à la mise en scène, ni pour les acteurs, ni pour les spectateurs. Que ce soit une expérience et pas juste un spectacle.

Quelque chose de risqué , de pas confortable. Que ce soit une expérience et pas juste un spectacle.

Ce côté non-confortable, de jouer par cette chaleur, de pouvoir se reposer pendant les marches, de passer de l’ombre au soleil, ça se ressent sur le jeu.

Oui bien sûr, le jeu il évolue aussi, il est de plus en plus physique, il est de plus en plus engagé, à mesure que c’est dur. Plus il y a de l’adversité pour l’acteur, plus il doit y aller. C’est pour ça aussi qu’il n’y a pas de béquilles dans ce théâtre, pas de micro.

Pour le festival d’Avignon, tu joues aussi dans le spectacle, en alternance (une des actrices est enceinte, ndlr.). Qu’est ce que ça t’apporte dans la mise en scène et dans le jeu d’avoir la double casquette ?

J’ai l’impression de me faire un peu un cadeau. J’ai une formation de comédienne à la base mais je je joue pas beaucoup. Quand t’es metteur en scène, t’es tellement engagé dans tes projets que t’as pas de temps pour autre chose, et les gens te proposent plus parce qu’ils savent que t’es la personne la moins disponible de la terre. Et puis, au bout d’un moment, tu perds aussi en savoir-faire. Donc tout d’un coup, te remettre à l’épreuve du plateau c’est flippant, ça fait peur, mais c’est hyper joyeux parce que les acteurs me soutiennent à fond. Et ça crée des représentations où eux ils sont sans filet parce que je ne suis plus là pour vérifier les spectateurs, le placement, donc ça crée aussi une spontanéité entre nous qui est assez belle. J’ai très peur mais je suis là pour rendre service au projet, pour que ça se fasse, j’essaie de faire de mon mieux.

Ça t’aide d’avoir mis en scène pour rentrer dans le rôle ?

Ouais, parce que j’ai tout vu, j’ai vu comment elle faisait (Jade Fortineau, l’actrice avec qui elle alterne, ndlr.). Je lui vole des trucs, je la copie. Par contre, dans l’autre sens, tout d’un coup t’es immergée dans ton spectacle donc tu ne vois plus rien, t’as plus de recul, c’est comme à l’aveugle. Je peux plus du tout faire les mêmes retours aux acteurs, prendre les notes, faire les ajustements. Mais c’est trop agréable d’être parmi eux, dedans, parce que je viens de là aussi. Si je fais ce métier c’est vraiment pour être dans l’action. Ça vient d’un truc d’enfance, de se dire je n’ai pas envie d’être juste spectatrice, j’ai envie d’être à l’intérieur. 

Dans Les Trois Mousquetaires, le texte était placé à l’époque actuelle. Là, très peu, même s’il y a quand même quelques petits éléments. Est-ce que tu cherches une évocation actuelle quand t’adaptes des œuvres ?

Non. À vrai dire au début, on savait pas comment on allait l’adapter, on s’est dit peut-être qu’il va falloir vraiment actualiser les rôles de ces paysans, comme s’ils étaient des agriculteurs d’aujourd’hui. Et même dans certains choix d’acteurs, j’avais imaginé des personnalités actuelles. Au final, on a pas du tout adapté dans ce sens, notamment la condition sociale des personnages, parce qu’on n’a pas adapté la langue. La langue de Giono est tellement puissante et tellement forte que dès qu’on a essayé, c’était nul. On s’est dit qu’on allait se tirer une balle dans le pied.

Et t’en as pas besoin, car si on lit encore un auteur aujourd’hui, c’est que son propos est suffisamment universel et intemporel pour continuer à nous toucher.

Oui, mais pour Giono c’était une vraie question. Parce que c’est pas un auteur très lu, il a été cantonné, comme Pagnol, dans une case un peu folklorique, c’est un auteur auquel on a fait beaucoup de mal, on a été très injuste parce qu’on le cantonnait à cette catégorie de l’auteur provençal, de l’auteur du terroir, alors que c’est pas du tout ça. Giono, c’est bien plus puissant que ça, bien plus cosmique. Et c’est un poète et stylisticien de malade. Il fallait lui rendre justice d’une certaine manière, en faisant écouter cette langue qui est mal connue et qui est bien plus puissante que ce qu’on croit. Au début, nous-mêmes on connaissait mal la langue. On savait pas si elle allait être si facilement théâtralisable, si facilement oralisable.

Giono, c’est bien plus puissant que ça, bien plus cosmique

Quand on lit le texte, on s’imagine pas du tout le voir au théâtre, on voit pas le côté théâtral.

Non, faut vraiment le dire, faut l’essayer, faut le partager en plusieurs voix, etc. Ça s’est fait à tâtons, on a fait du montage, on a coupé, on a collé. Et on s’est rendu compte qu’il fallait garder le texte tel quel. On s’est autorisé des clins d’œil actuels parce que nous ça nous faisait rire et que ça permet aussi de récupérer l’attention du public. Sur 6h de poème, c’est comme des respirations.

On le voit aussi avec le traitement des personnages.

C’est vrai qu’autant on n’a pas actualisé le texte, autant c’était important pour moi que les personnages ne soient pas cantonnés à des santons de Provence, à des figures de la paysannerie des années 30. On a essayé dans les costumes et dans leur manière de jouer que ce soit le plus universel possible. Moi j’étais attachée à un univers assez western. Je trouve qu’on le retrouve chez Giono d’une certaine manière, comme dans la première scène entre Bobi et Jourdan. Un western un peu métissé avec le paganisme des films de Pasolini, qu’on retrouve dans le personnage de Zulma.

Un western un peu métissé avec le paganisme des films de Pasolini

Une phrase m’a marqué, c’est quand Mme Hélène dit à Jourdan qu’il a « l’œil jeune » depuis qu’il plante des fleurs. Moi je trouve que tu représentes ces metteurs et metteuses en scène qui ont l’œil jeune. Comment on le conserve, cet œil jeune ?

Faut faire des trucs qu’on ne sait pas faire, pas avoir peur et prendre des risques. Le moment où l’on commence à un peu s’ankyloser dans des visions, dans des esthétiques, c’est le moment où l’on commence à être vieux. J’espère que ce ne sera pas mon cas. Même si là, le travail a une grande parenté avec celui sur Les Trois Mousquetaires, le texte est très différent de Dumas. Il est tellement plus dur, poétique, dense, profond avec Giono.

Il fallait un projet qui a l’air trop grand, qui se passe dehors, avec trop de conditions différentes, pour que ce soit abordé en matière théâtrale.

Exactement. Moi, c’est ma philosophie : il faut que ça soit trop grand pour nous. Faut se mettre au service de quelque chose de plus grand que soi.

Moi, c’est ma philosophie : il faut que ça soit trop grand pour nous

Qu’est-ce que tu remets en cause dans ton théâtre à chaque projet ?

Je suis hyper bordélique. Ce à quoi je me suis beaucoup confronté là, avec le Giono. Romain, mon dramaturge, qui écrit avec moi, m’a dit que je fais vraiment un théâtre de la dépense. J’ai besoin d’une énorme quantité d’énergie donnée par l’acteur, je leur demande ça. Et en même temps on a plus 20 ans, je me rends compte qu’il va falloir que je trouve d’autres façons d’offrir, d’être généreuse. Ma manière de donner, c’est de donner tout ce qu’on a, dans cette espèce de palpitation. Un autre ami m’a dit : il faut que tu désolidarises l’intensité et la dépense énergétique, il peut y avoir de l’intensité sans ça. Mais ça, moi, je sais pas encore le faire.

Pour finir, qu’est ce que ça t’évoque la Première Pluie ?

La première pluie c’est la joie, c’est la renaissance du monde, de la nature, c’est tout qui redevient vert, c’est l’œil qui redevient jeune.

La première pluie c’est l’œil qui redevient jeune

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Vous pourrez retrouver Que ma joie demeure en tournée :

13 et 14 avril 2024 : NanterreThéâtre Nanterre-Amandiers
18 et 19 mai 2024 : Calais Le Channel
25 et 26 mai 2024 : CavaillonLa Garance
1 et 2 juin 2024 : Narbonne Scène Nationale Grand Narbonne
22 et 23 juin 2024 : Forbach x Thionville Le Carreau x Nest Théâtre
6 et 7 juillet 2024 : Noisiel La Ferme du Buisson

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Avec Jade Fortineau (en alternance avec Clara Hédouin pour Avignon), Pierre Giafferi, Hector Manuel, Clara Mayer, Hatice Özer, Mickael Pinelli
Texte Jean Giono
Adaptation Romain de Becdelièvre, Clara Hédouin
Mise en scène Clara Hédouin
Costumes Nelly Geyres, Anna Rinzo
Régie André Neri, Franck Gélie
Production Audrey Gendre, Alice Ramond
Durée : 6H30 (pauses comprises)
Plus d’informations sur le spectacle

Photos de Christophe Raynaud de Lage et Barbara Buchmann-Cotterot.

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Josh