Version longue de l’article présent dans Première Pluie magazine n°8.

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À la mi-octobre, près de Toul, une surprenante exploitation fleurit entre les vignes. Des fleurs violettes et des pistils rouges sortent de terre. Le safran, épice la plus chère du monde, est arrivé ici grâce à la persévérance de Céline Laurent. Elle nous a reçus en pleine période de floraison, pour nous faire découvrir les secrets et le dur labeur qui se cachent derrière cette luxueuse denrée. 

Meurthe-et-Moselle, fin du mois d’octobre, le temps change de chemise chaque jour. Les premières pluies apparaissent et le froid s’abat entre les pointes de soleil. On profite des dernières éclaircies pour prendre la direction de Toul. À 7 kilomètres de la ville fortifiée se trouve le village de Domgermain, niché sur les coteaux. Le paysage viticole a fière allure. Mais sur les hauteurs, une indication apparaît : La Safranière du Pierrier. Lorsque l’on s’approche, des centaines de fleurs violettes jonchent la terre. On a l’impression d’avoir découvert un secret bien gardé. 

Diego Zébina

Pourtant, ce n’est pas une histoire mystérieuse qui nous attend mais une petite exploitation qui, après 18 années d’existence, continue d’attirer curieux et curieuses pendant le mois d’octobre. Ici, on cultive du safran. Si c’est une surprise pour nous de le voir si loin de ses terres natales, lui, au contraire, s’y est très bien acclimaté. Le safran (pistils rouges) est obtenu par la culture du crocus sativus, la fleur violette. Après la cueillette, on lui soustrait ses pistils rouges, qui, une fois déshydratés, deviennent l’épice utilisée en cuisine.

Diego Zébina

Il faut environ 150 à 200 fleurs et 450 à 500 filaments pour obtenir 1 gramme de safran. Ici, à Domgermain, Céline Laurent produit 200 grammes secs par an, soit 40 000 fleurs et 100 000 pistils. Loin des 100 kilos annuels produits en France, mais surtout très loin des 80 tonnes sorties de terre en Iran, leader mondial devant l’Inde (et surtout la région du Cachemire), la Grèce et le Maroc. 

Diego Zébina

Cette épice est connue comme étant la plus luxueuse de toutes, et la plus chère du monde. Pourtant, sur les coteaux de Domgermain, aucune villa ne s’est construite. Ici, la production est artisanale. “Nous on cherche la qualité du produit, et non sa quantité”, clame Céline Laurent. Le safran est une épice très fraudée, ce qui explique parfois des prix dérisoires par rapport à la difficulté que représente une production vertueuse. Lorsqu’elle est vendue en poudre sur les marchés à des prix en dessous de 10€ le gramme, c’est qu’elle est coupée avec du paprika ou du curry.

Diego Zébina

Au Pierrier, le safran est vendu 35€ le gramme, la production ne réussit donc pas à faire vivre Céline toute l’année. À côté de son métier de cultivatrice, elle est prof à domicile et enchaîne un mois d’octobre très chargé entre la cueillette à l’aube, les révisions matinales, des visites pédagogiques la semaine et des portes ouvertes le week-end pour faire découvrir le safran au plus grand nombre.

Diego Zébina

Si cette épice est appelée l’or rouge, c’est parce qu’elle demande une patience de sage pour la produire et un travail d’orfèvre pour la récolter. Le crocus sativus est très capricieux. “C’est peut-être le moment de nos portes ouvertes mais si c’est pas son moment, c’est pas son moment”. La plante a toujours le dernier mot. Après un week-end précédent très peu fleuri, Céline est heureuse de nous accueillir avec des fleurs en forme. Si c’est en octobre qu’elle se laisse récolter, c’est parce que “la plante est totalement inversée : l’hiver est son été, il y fait de belles tiges vertes type ciboulette, et en été il dort, je ne sais plus où il se trouve, il se cache”. Pendant les 3 semaines de période de floraison, c’est une astreinte permanente pour Céline. Chaque matin réserve son lot de surprises. La fleur a besoin des bonnes conditions climatiques : “elle aime les chocs thermiques, il lui faut un été très chaud et un hiver très froid”. Et surtout, elle se laisse désirer. 

Salle de shoot pour bourdons. La plante émet des odeurs qui les font dormir. (Diego Zébina)

Le début de l’exploitation, en 2005, a été difficile pour Céline. Après 5 années d’échecs, de solutions sans résultats, la première floraison conséquente arrive en 2010, une libération. Depuis, le safran a la belle vie ici, on pensait même qu’il était fait pour durer. Seul hic : le dérèglement climatique. Au début, Céline croyait que cela n’aurait pas d’impact sur sa plante, qui aime les changements brusques de température. “On pensait que l’été resterait l’été, en plus chaud, et que l’hiver resterait l’hiver, en plus doux, finalement on n’en est plus sûr”. Le safran n’accepte de sortir que si la température descend en dessous des 15°C. Si les premières fraicheurs arrivent de plus en plus tard, sa floraison sera largement perturbée, mettant en péril l’exploitation.

Diego Zébina

Pour l’instant, elle préfère ne pas trop y penser et se concentre sur le présent. Son présent, c’est une exploitation qui produit une épice de qualité et qui attire un public surpris et curieux. Mais elle n’échappe pas aux difficultés qui touchent tout le monde agricole. Récemment, comme de nombreux autres producteurs et productrices, elle a dû quitter la filière bio car cela lui coûtait trop cher. “J’ai pas bien compris que pour faire mieux, j’étais obligée de payer plus cher, c’est ceux qui font moins bien qui devraient payer, c’est le principe du pollueur-payeur. J’ai décidé de conserver nos bonnes méthodes mais pas le label, on est une safranière rebelle”, prône-t-elle en riant. 

Diego Zébina

Elle a décidé de devenir agricultrice en 2005 après une grande reconversion professionnelle. Vacataire pour le CNRS, elle décryptait des textes latins. Un jour, elle tombe sur un texte qui décrit la culture du safran : il paraît qu’il vit très bien sur des terres abruptes, sèches et sans cailloux. La graine germe en elle : pourquoi ne pas essayer d’en produire ici, sur les terrains de son père. Elle quitte la recherche pour mener les siennes avec le crocus sativus. “Au XVe, le safran était répandu en France, notamment dans les Alpes ou dans le Quercy. Puis il a peu à peu disparu avec l’ère industrielle car les grandes firmes préféraient envoyer les enfants à la mine que cueillir des fleurs, sa production est tout sauf rentable.” 

Céline Laurent en pleine explication. (Diego Zébina)


Aujourd’hui, l’or rouge revit en France grâce à la volonté et la patience de celles et ceux qui le cultivent. Malgré le climat changeant et les caprices du safran, Céline Laurent n’est pas découragée et est fière du chemin accompli. Elle sait aussi qu’elle peut compter sur ses proches pour l’épauler : “sans eux je ne tiendrais pas”.

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Texte par Josh / Photos par Diego Zébina

Safranière du Pierrier : https://www.epicedupierrier.com/

Première Pluie magazine n°8 : https://issuu.com/premierepluie/docs/premi_re_pluie_magazine_n8