
La chance des Irlandais n’est-elle qu’un mythe ? Les paysages verdoyants et le folklore de l’île d’Émeraude attirent plusieurs millions de touristes par an mais le pays aime cacher ses secrets. Entre chasse aux arcs-en-ciel, vengeance de fées et rencontre avec des druides, on a vérifié si la magie anime encore le pays du trèfle.

C’est en Amérique qu’on commence à parler de la “chance des Irlandais”. Pendant la ruée vers l’or, les nombreux·ses immigré·es qui ont fui la famine auraient trouvé plus de pépites que les autres. Avec le shamrock comme symbole national, le stéréotype s’enracine. Pourtant, ce trèfle à 3 feuilles n’a rien à voir avec la chance, il aurait servi à Saint-Patrick pour expliquer la Sainte-Trinité aux païens irlandais. Trop tard, les légendes du pays traversent les frontières, et on se met à croire que les leprechauns cachent de l’or aux pieds des arcs-en-ciel. Ici, ça paraît probable.
Cap sur la côte ouest. Au Craineen’s Pub, dans la petite ville balnéaire de Cahersiveen, Danny, Tom, et Jim font partie des derniers habitués encore debout. Pour eux, pas de doute, “ce pays est magique, nos paysages sont habités.” Ils ne prient aucun dieu mais croient aux fées, des forces mystiques qui peuplent le territoire depuis des millénaires. Oubliez l’image Disney. Figures centrales du folklore irlandais, elles peuvent prendre forme humaine pour nous tromper, annoncer la mort, ou se venger si l’on s’en prend à leurs propriétés.
“Ce pays est magique, nos paysages sont habités.”
Danny, Laurent et John avant la fermeture du Craineen’s Pub

Eddie Lenihan les connaît mieux que personne. Il est l’un des derniers seanchaí d’Irlande, un conteur chargé de transmettre les traditions ancestrales. Il a dédié sa vie à cette mémoire, en compilant des milliers d’enregistrements d’histoires orales pour les retranscrire dans ses livres. En 1999, il s’oppose au comté de Clare, dans l’ouest du pays, pour protéger un arbre à fée près duquel, selon lui, “elles se réunissent pour préparer les tactiques de leurs batailles”. Il avertit les autorités du danger : il y aura de nombreux accidents s’il est détruit pour construire un tronçon d’autoroute. Son message est repris par les médias irlandais et internationaux, jusqu’au New York Times. Le comté détourne finalement le tracé pour laisser l’arbre intact.

En Irlande, 78% de la population se déclare catholique¹. Si le taux est l’un des plus hauts d’Europe, les légendes celtes ne se sont jamais éteintes. “Si tu grattes, derrière chaque chrétien se cache un païen”, avance Jan. Avec sa femme Karen, ils quittent les Pays-Bas il y a 6 ans pour s’installer dans les collines du parc national de Killarney, au sud-ouest de l’île. “C’était logique de venir ici, tout le monde sait que cette terre a des propriétés magiques.” Le lieu est parfait pour débuter leur nouvelle activité : devenir des druides. À l’époque celte, les druides sont des hommes de savoir conseillers du pouvoir. Panoramix sans potion magique. Vers la fin du XIXe siècle, le mouvement néo-druidique apparaît. Un mélange d’anciennes pratiques, qui servent à témoigner d’une foi en la nature et les forces qui la composent.
“Si tu grattes, derrière chaque chrétien se cache un païen.”
Jan, druide

En Irlande, on remonte le temps. L’académicien français Marcel Brion tente de l’expliquer : “Pour les Irlandais, présent et passé ne s’opposent pas ; les siècles écoulés ne sont pas devenus simples souvenirs, ils vivent encore dans l’éprouvement actif.”² Un symptôme qu’il juge indissociable de la compréhension de la littérature irlandaise, et qu’on retrouve aussi bien dans le théâtre de Beckett que dans les textes d’Oscar Wilde et W.B. Yeats, en passant par les romans de James Joyce. En Irlande, on grandit avec les exploits du héros Cúchulainn³ et les performances du XV du trèfle.

Ce cliché d’un pays à contretemps du monde continue d’être fantasmé à l’étranger. Star Wars, Harry Potter, Le Seigneur des Anneaux et Games of Thrones ont toutes choisi l’Irlande comme décor. Mais le patrimoine commun irlandais s’épuise face à l’urbanisation et aux technologies. Il n’est plus qu’un divertissement reculé. “Les enfants apprennent encore un peu de folklore à l’école, mais ensuite cela se tarit.” s’inquiète Eddie le conteur, qui doute pouvoir encore sauver un arbre à fée : “En 20 ans je vois la différence, on ne parle plus à ses voisins. C’est en connaissant notre entourage qu’on peut agir. Mais les téléphones nous ont tout pris.” Des paroles qui résonnent avec la dernière étude de la Commission Européenne sur la solitude, où l’Irlande est en pôle position avec quasiment 1 personne sur 5 qui déclare se sentir seul·e⁴.
“Tout le monde peut devenir druide, c’est avant tout un chemin spirituel.”
Karen, druidesse

Les pratiques néo-druidiques privilégient la nature aux nécessités modernes. “Tout le monde peut devenir druide, c’est avant tout un chemin spirituel.” précise Karen. Leur routine est saisonnière, “c’est la roue de l’année, elle est divisée en 8 saisons avec des célébrations.” Ces fêtes, comme Samhain le 31 octobre, rassemblent des milliers d’adeptes sur les sites celtes des îles britanniques, du fameux Stonehenge en Angleterre à la colline de Tara en Irlande.
“Les rituels ne sont pas toujours très puissants. Alors on regarde sa montre et on attend l’heure du pub.”
Liz Williams, spécialiste du paganisme

Pour Cathy, bibliothécaire et druide du même ordre que Jan & Karen, “on devrait vivre en harmonie avec les saisons, sans travailler en hiver, où il faudrait presque hiberner.” Mais comme beaucoup d’autres adeptes, elle doit continuer à travailler. “J’en connais qui sont ingénieurs, informaticiens, caissiers, et même un policier-druide”. Elle relativise l’héritage celte dans ses pratiques. “Nous ne savons pas vraiment ce que les anciens druides faisaient, ils n’ont pas laissé d’écrits.” Liz Williams, spécialiste du paganisme, la rejoint : “On invente tout en cours de route. Les grandes religions ont tendance à être mortellement sérieuses. Nous, les païens, nous sommes assez anti-autoritaires. Les rituels ne sont pas toujours très puissants. Alors on regarde sa montre et on attend l’heure du pub.”⁵

Les pratiques catholiques semblent se réduire, “on continue de cocher la croix verte lors des recensements pour l’image”, précise Cathy. Les déçu·es du christiannisme trouvent dans le druidisme une foi plus proche de la nature et plus égalitaire. “On ne peut pas être prétrêsse, mais tout le monde peut être druidesse, même la cheffe de notre ordre est une femme !”, revendique Karen. Pour elle et pour Cathy, les célébrations représentent l’un des rares endroits “où l’on ne ressent pas le patriarcat.”
1 : Census 2016, Central Statistics Office.
2 : L’Irlande magique de William Butler Yeats, Le Monde, 1954.
3 : Demi-dieu doté d’une force physique exceptionnelle et d’un javelot-foudre, il est l’un personnages les plus importants de la mythologie celtique irlandaise.
4 : The EU Loneliness Survey, 2022.
5 : FOLK, Voyage dans l’Angleterre ré-enchantée, Thomas Andrei & Theo McInnes, ed. Selma & Salem, 2024.

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La chance des Irlandais — article tiré de Première Pluie magazine n°13, à découvir ici.
Texte : Joshua Thomassin
Photos : Diego Zébina
Graphisme (dans le magazine) : Valentine Poulet