< Tous les articles Magazine reportage L’Affaire Grégory — Et au milieu coule un mystère Par Arthur Guillaumot 19 janvier 2025 Le 16 octobre 1984, le petit Grégory Villemin disparaissait devant le domicile familial à Lépanges-sur-Vologne. Quelques heures plus tard, la dépouille de l’enfant de 4 ans était repêchée à Docelles, un village en contrebas. Depuis 40 ans, la Vologne, la rivière qui traverse cette vallée des Vosges a vu l’affaire prendre des tournures inattendues. Le mystère est toujours entier dans une région qui souffre encore des vestiges de l’affaire. Mardi 24 juillet 2018, il est 23h30 quand la détonation retentit. La cible est abattue avec une carabine 22 Long Rifle. Dans les parages, les coups de feu ne rappellent rien qui vaille, mais cette fois-ci c’est un drône qui vient de se faire descendre par le nouveau propriétaire de la maison de la famille Villemin, sur les hauteurs de Lépanges-sur-Vologne. L’homme en a marre de voir sa demeure transformée en lieu de pèlerinage macabre ou de curiosité malsaine. À l’époque, c’est Netflix qui tourne sa série documentaire sur l’affaire (Grégory, diffusée en 2019). “Encore une façon de remettre de l’eau dans le moulin” s’agace une commerçante. “Et là ça va être les quarante ans, donc tout est bon pour reparler de l’affaire” abonde-t-elle. Au bord de la Vologne, à Docelles (©DIEGO ZÉBINA) Quatre décennies que cette vallée vosgienne ne retrouve plus la paix. Et même quand personne n’en parle, les plaies sont difficiles à panser. Tout a été dit sur la vallée et ses habitants, présentés comme des benêts incestueux, murés dans leur silence, tous capables du pire. Si l’affaire a pris de telles proportions, c’est aussi parce qu’elle est le théâtre d’un face à face sociologique rare, entre les avocats et les journalistes venus de Paris pour couvrir l’affaire et les habitants de la vallée, incrédules et décontenancés d’être passés à la loupe aux yeux de tous. Comme dans une série, le cadre a beaucoup joué. La France et le monde se sont attachés à la Vologne et ont souri des moustaches étranges et des pulls trop larges des habitants de cette vallée mi-rurale, mi-ouvrière. Comme de nombreuses affaires criminelles, celle-ci date d’avant l’uniformisation des styles, d’avant l’effacement des accents. D’un temps où il était plus rare que les grands médias nationaux se délocalisent en région, pour entendre le pays. “Ici tout le monde est passé à autre chose.” Cédric Prévot, à la tête d’un collectif d’habitants qui appellent à la fin du Lépanges bashing Cédric Prévot n’était pas né en 1984, mais c’est bien lui qui est à l’origine d’une pétition qui appelle à la fin du “Lépanges bashing” et d’un collectif d’habitants pour réhabiliter le village qui compte désormais 850 âmes. “Il y a des commerces, dix-sept associations et une trentaine d’entreprises, tout ce qu’il faut pour bien vivre.” Comme lui, nombreux sont celles et ceux qui voudraient tourner la page. “On ne nous parle que de ça quand on dit qu’on vient du coin, comme si c’était l’affaire de nos vies à tous, mais ici tout le monde est passé à autre chose” s’agace une habitante. Damien et Sandrine tiennent un logement Airbnb depuis quelques mois à Lépanges-sur-Vologne et ils sont formels : “Personne n’évoque le Petit Grégory comme motif de réservation”. Mais le tourisme macabre autour de l’affaire existe bel et bien. Au cimetière de Lépanges, où le petit garçon a été enterré, avant d’être exhumé et incinéré en 2004, “les gens continuent de chercher la tombe, ils nous demandent où elle est” confie une riveraine. Dans l’église, le registre recueille les impressions et les confidences des visiteurs. “Repose en paix petit Grégory”, “Saura-t-on un jour la vérité ?” peut-on lire, et les messages sont signés des quatre coins de la France, voire de plus loin. “Vous n’en avez pas marre ?” demande André Claude. L’ancien maire sait mieux que personne ce que c’est de passer sa vie à répondre aux mêmes questions, sur la même affaire. Au cimétière de Lépanges-sur-Vologne (©DIEGO ZÉBINA) Si quarante ans après le drame survenu le 16 octobre 1984 les souvenirs sont encore remués aussi souvent, c’est parce que cette affaire n’est à nulle autre pareille. Si les médias et l’opinion se sont pris d’une telle affection pour le drame de la Vologne, c’est parce que tous les ingrédients étaient réunis pour vendre du papier et marquer l’opinion, quitte à piétiner l’indépendance de la justice, la douleur des familles et la dignité d’un territoire. “Vous vous demanderez qui j’étais, mais vous ne trouverez jamais.” Troisième lettre du corbeau, le 17 mai 1983 Au bord de la Vologne, à Docelles (©DIEGO ZÉBINA) Ce qui fait la particularité de l’affaire Grégory, c’est le bordel. 40 années nous séparent de l’affaire, durant lesquelles de nouvelles méthodes sont apparues, mais tout de même, dans la Vologne du milieu des années 80, rien ne semble avoir été fait correctement. Et tout commence avec l’autopsie de l’enfant. Le sang et l’estomac sont analysés. C’est cool, on constate qu’il a mangé une pomme chez sa nourrice. Mais ni les viscères, ni l’eau des poumons ne sont étudiées. On ne saura pas si l’enfant était conscient quand il a été jeté dans l’eau, ni l’heure de son décès. L’hypothèse selon laquelle il aurait pu se noyer dans une baignoire, ou être étouffé avant d’être jeté dans la Vologne ne trouvera donc jamais de réponse scientifique. Si rapidement, les soupçons s’orientent vers Bernard Laroche, un cousin de Jean-Marie, c’est parce que les premières analyses graphologiques des lettres le désignent. Un foulage du papier sur la lettre de revendication du meurtre laisse même entrevoir les lettres L & B, qui se superposent parfaitement avec la signature de Bernard Laroche. Mais les gendarmes manipulent mal le document avec une poudre noire censée permettre de détecter l’ADN et le document est rendu inexploitable. Murielle Bolle, 15 ans, la belle-sœur de celui qui est maintenant le principal suspect avoue aux gendarmes qu’elle était lui quand il est allé enlever le petit Grégory chez lui à Lépanges, qu’ils sont allés à Docelles, où Bernard Laroche est descendu de la voiture avec l’enfant avant de revenir sans lui. Ah, une bonne journée de travail. Le juge Lambert, chargé de l’affaire, part en week-end sans se donner la peine de recevoir Murielle Bolle, qui rentre chez elle. Par miracle, le lundi matin, elle réitère son témoignage. Bernard Laroche est arrêté sur son lieu de travail. Murielle Bolle est une nouvelle fois renvoyée chez elle. Le lendemain, la presse est convoquée devant chez les Laroche et la jeune fille annule ses propos dans une tirade restée célèbre : “Mon beau-frère, lé innocent… c’était un piège et j’ai tombé dedans (…) J’avais peur des gendarmes… ils ont profité que j’étais toute seule… Mon beau-frère, lé innocent…” “Je suis en présence de l’erreur judiciaire dans toute son horreur.” Maurice Simon, juge dijonnais qui reprend l’affaire en 1987 À propos du juge Jean-Michel Lambert, rapidement surnommé “Le petit juge”, Maurice Simon qui lui succèdera quand l’affaire est confiée au parquet de Dijon en 1987 écrira “On reste confondu devant les carences, les irrégularités, les fautes, les dissimulations de preuves ou le désordre intellectuel et peut-être simplement matériel du juge Lambert, je suis en présence de l’erreur judiciaire dans toute son horreur, celle qui peut conduire un innocent ou une innocente à la plus épouvantable condamnation. L’erreur judiciaire, cela existe. Je le sais maintenant.” Le 20 février 1985 la gendarmerie de Bruyères est dessaisie au profit du SRPJ de Nancy, qui change de prisme, et voit plutôt Christine Villemin, la mère de l’enfant, comme la coupable. Usé par l’avancée désastreuse de l’enquête, Jean-Marie Villemin menace publiquement de tuer Bernard Laroche. Aucune protection policière n’est mise en place et le 29 mars, il met ses menaces à exécution, abattant son cousin à son domicile à Aumontzey d’une balle dans la poitrine. La presse, qui est en roue libre depuis le début de l’affaire, ira jusqu’à publier une photo de l’homme sur son lit de mort. Au bord de la Vologne, à Docelles (©DIEGO ZÉBINA) Dès le premier jour et la publication de la photo du pompier qui repêche le corps du petit Grégory, la presse a testé ses limites, les franchissant régulièrement et ne reculant devant aucune ingérence. Il fallait vendre du papier, trouver les meilleurs scoops, et faire durer l’affaire. C’est aussi ce qui explique les rebondissements parfois incompréhensibles. La meilleure illustration de cette tambouille restera Jean-Michel Bezzina, qui travaille entre autres pour RTL, Le Journal du Dimanche, France Soir, Le Parisien, Ouest France, Le Figaro et qui a décidé que Christine Villemin était coupable dans une sorte de pacte avec Gérard Welzer, l’avocat de Bernard Laroche et Jacques Corazzi, commissaire à la tête du SRPJ de Nancy. Une conversation est même surprise entre le journaliste Bezzina et le juge Lambert dans laquelle il lui demande “Mais quand est-ce que tu vas l’arrêter, cette salope ?”. Tous les médias ont fait n’importe quoi, dans une course effrénée au sensationnalisme. Ainsi, le 17 juillet 1985, Libération publie un texte de Marguerite Duras qui s’est rendue sur place, Sublime, forcément sublime Christine V, où elle reconnaît la mère comme la coupable, tout en justifiant son geste. “Je me demande comment nous avons survécu.” Jean-Marie Villemin, dans la préface d’un roman graphique paru en 2024 Pour la première fois depuis des années, Jean-Marie Villemin s’est exprimé dans la préface du roman graphique Grégory, de Pat Perna, paru le 03 octobre aux Arènes, “Je me demande comment nous avons survécu” écrit-il. Le juge Lambert lui, s’est donné la mort en 2017, par asphyxie. Des dizaines d’années après le drame, la justice a définitivement relaxé Christine Villemin et quasiment démontré que Bernard Laroche a au moins enlevé l’enfant. La presse et la justice ont tiré quelques leçons de cette affaire qui a transformé un drame de l’Est en tragédie grecque. Dans la vallée vosgienne, la frénésie s’est un peu calmée, mais dans les eaux ténébreuses de la Vologne, le mystère continue de couler. __ Et au milieu coule un mystère — article tiré de Première Pluie magazine n°12, à découvir ici. Texte : Arthur Guillaumot Photos : Diego Zebina Graphisme (dans le magazine) : Valentine Poulet À lire aussi Magazine reportage L’Affaire Grégory — Et au milieu coule un mystère 19 Jan 2025 Le 16 octobre 1984, le petit Grégory Villemin disparaissait devant le domicile familial à Lépanges-sur-Vologne. Quelques heures plus tard, la dépouille de l’enfant de 4 ans était repêchée à Docelles, un village en contrebas. Depuis 40 ans, la Vologne, la rivière qui traverse cette vallée des Vosges a vu l’affaire prendre des tournures inattendues. Le Magazine reportage Chez Paulette, le pub-rock qui a fait danser toute une région 31 Oct 2024 Paulette a fêté ses 100 ans en septembre 2023. 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