Le jour de mes 27 ans, alors que je croyais pouvoir profiter d’une parenthèse paisible en famille, les rires ont tourné à l’angoisse. Sur la terrasse printanière d’une banlieue chic de Nancy, les relents de racisme ordinaire ont (re)fait surface, brisant mes tentatives de conciliation avec ma famille. 

En ce doux dimanche de mai, nous sommes réunis autour de la table en caillebotis, sur la terrasse d’une grande maison de plain-pied, typique des années 1970, dans le périurbain plutôt cossu de Nancy. C’est ici, dans ce décor printanier ornementé de haies impeccables, de fenêtres à carreaux dorés à la Wisteria Lane et de barbecues dernier cri que mon repas d’anniversaire commence. J’ai 27 ans aujourd’hui et je suis entourée de mon père et ma sœur, aussi de Catherine, ma belle-mère et sa famille : son fils Florent, 26 ans, sa sœur Isaline, 46 ans, et son nouveau conjoint, Daniel. Ma sœur m’avait prévenue quelques jours auparavant :

– Tu sais que Daniel dit souvent des trucs racistes ? Florent et papa l’adorent. 

Elle connaît très bien ma capacité à devenir folle de rage à table quand les « blagues » dépassent l’entendement, du moins, ma limite. Ma sœur et moi sommes autant d’origine française, de notre père, que d’origine algérienne kabyle par notre mère. J’ai grandi dans une double culture dont je suis très fière. Je n’ai jamais vraiment subi de racisme. À part quelques élèves du collège qui méprisaient mes cheveux bouclés. Il faut reconnaître que la blancheur de ma peau et de mon nom m’épargnent de nombreuses difficultés. 

« Je ne veux pas que mes enfants grandissent en pensant que le racisme est drôle. »

Ma mère ne peut pas en dire autant. Je me souviens des agents de sécurité du feu Auchan de Woippy qui contrôlaient trop souvent notre caddie. Et surtout d’elle qui passe pour l’hystérique, pour la folle, quand elle refuse les blagues racistes de mon grand-père et de mon oncle aux repas de famille. “Je ne veux pas que mes enfants grandissent en pensant que le racisme est drôle.” Je me rappelle de ces interminables déjeuners dominicaux arrosés de vins. Ils lui disaient ”Qu’est-ce qu’elle a celle-là ? Elle nous emmerde.” Et mon oncle qui reprend, toujours en finesse, “C’est l’histoire d’un Arabe, d’un Juif et d’un avion qui explose”, et quand ma mère lève la voix, on la traite de “bonne femme”. Quand j’y repense, je la vois en lionne qui avait la force et la dignité d’ouvrir sa bouche, seule contre tous. Mon père qui ne dit rien – tout juste semblait-il savourer ces moments de rébellion contre son père à lui. Ma grand-mère elle, fait semblant de ne pas comprendre pourquoi ma mère ne veut pas de cet humour raciste et misogyne à table, devant ses petites-filles métisses. Et moi, pour toujours du côté de ma mère. Je la défends sans comprendre que je protège aussi mon intégrité et celle de ma petite sœur. Je prends le parti de ma mère et j’en brandis, fière et hargneuse, les couleurs. “C’est juste de l’humour, on doit pouvoir rire de tout”, essaie parfois de tempérer ma grand-mère. “On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui”, corrigeait ma mère en citant Desproges. 

« Ce n’est que de l’humour après tout »

Du côté de ma famille kabyle, on m’apprend l’honneur et la bravoure. Il y a même un mot pour ça, le nif, qui veut aussi dire le nez, employé autrefois pour louer les hommes qui partaient au combat. À mon sens, le nif, c’est surtout le courage de garder la tête haute et de rester digne. Ce qui signifie ne pas se laisser écraser et ne pas écraser les autres. À force d’entendre ma mère hausser le ton et défendre ses petites, prête pour ça à sacrifier son image de bonne Arabe, mon grand-père ne s’est plus risqué à faire de blagues racistes devant ma sœur et moi.

Il m’a fallu continuer le combat de ma mère quand, après un divorce, mon père s’est installé avec Catherine. Dans sa famille, les blagues racistes ne dérangent pas. Elles font même rire de bon cœur, “Ce n’est que de l’humour après tout”. J’ai déjà entendu le n-mot à table et j’étais la seule à m’indigner. C’est à mon tour d’être la trouble-fête. Comme ma mère avant moi, qui a écopé de sa réputation d’Arabe folle. Je me débats seule. Personne ne semble vraiment comprendre pourquoi je fais tout ça. À la force d’un long combat, de tables quittées violemment, laissées silencieuses – ont-ils honte ou sont-ils effrayés par ma rage ? – et de rapports glaciaux entre mon père et moi pendant parfois des années, ils ont fini par arrêter de rire de tout devant moi. 

Résignée, j’ai simplement envie de profiter de ma journée d’anniversaire.

Jusqu’à ce dimanche 18 mai 2025. Pour mon anniversaire, quand un nouveau personnage arrive dans la famille. “Elisa, tu sais que Catherine a invité Daniel.” Je réponds à ma soeur, “C’est pas grave, c’est important pour Isaline, c’est son nouveau conjoint, c’est déjà très gentil de la part de Catherine d’organiser mon anniversaire, elle invite qui elle veut.” Pour une fois – je crois même que c’était la première –, je ne suis pas d’humeur à faire de vagues. Je suis résignée, j’ai simplement envie de profiter de ma journée d’anniversaire. Alors nous voilà sur la terrasse, autour de la table en caillebotis. Nous trinquons au blanc de blancs produit par la famille de Catherine. Au fur et à mesure du repas, nous rions, nous échangeons et, comme d’habitude, nous slalomons avec une certaine agilité, de concert, pour éviter les sujets d’actualité sur lesquels nous savons que nous ne sommes pas d’accord. 

Ils rient de tout. Nous n’avons plus envie de rire de rien

Mais plus les bouteilles défilent, plus les esprits s’enivrent et plus les langues se délient. J’essaie de glisser au dessus des conversations sur la Palestine, de faire la sourde oreille quand on moque les personnes grosses. Au bout de la quatrième diatribe raciste ou misogyne ou les deux de Daniel et Florent, j’abandonne. Je me détache totalement de la tablée, des tiramisus sur lesquels sont enfoncées deux grosses bougies 2 et 7, que je souffle avec un faux sourire. Je suis présente mais je n’écoute pas. Je ne me rappelle même pas comment on en arrive à Florent qui fait un salut hitlérien pour prouver qu’on doit pouvoir rire de tout. Je dissocie. Et mon père qui entérine, signe et persiste malgré la situation incontrôlable, “On doit pouvoir rire de tout !”. La situation est chaotique, mon esprit altéré et ma perception embrumée. Je fuis dans le jardin nauséeuse, hébétée et je laisse mon père, Daniel et Florent rire de tout. Je fuis, et avec toutes les autres femmes de la table, nous quittons la maison à vélo. Catherine est choquée de son fils. Moi aussi. On pédale à vive allure vers le village d’à côté car nous n’avons plus envie de rire de rien. À notre retour, de longues heures plus tard, la vaisselle n’est pas faite, ils regardent la télévision. Affaissés sur le canapé du salon, repus de leur combat, ils se voient grands défenseurs de l’humour et de la liberté d’expression. 27 ans qu’eux, essaient de m’enfoncer dans le crâne qu’il faut rire de tout.

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Rire de tout — article tiré de Première Pluie magazine n°15, à découvir ici.

Texte : Elisa Zanoun

Illustration : Thomas Carretero

Graphisme (dans le magazine) : Mathilde Petit