Laura Felpin a grandi à Mulhouse, Kyan Khojandi à Reims, Jérémy Ferrari à Charleville-Mézières, Guillaume Meurice à Jussey. La plus jeune a 35 ans, le doyen 9 de plus. Les quatre partagent de nombreuses références et ont vécu des enfances périurbaines, qui ont largement alimenté leur style. D’avoir grandi là, à l’Est, entre l’ennui ou la galère, entourés de ceux qui allaient parfois devenir leurs personnages, ils se sont forgés des sensibilités qui les placent aujourd’hui dans le top des humoristes français. La diagonale du rire fait marrer la France entière.

Laura Felpin — Mulhouse 

©PAULINE SCOTTO DI CESARE

Situé juste à côté de Maranville, Vaudrémont est un petit village de Haute-Marne, qui ne dépasse pas la barre des cent habitants, comme il en existe tant dans ce département. Fin 2020, c’est là que Laura Felpin loue une maison pour écrire son premier spectacle, Ça passe et lui vaudra un Molière de l’humour moins de trois ans plus tard. À l’époque, elle vient de quitter Quotidien. “Je ne me faisais plus rire” confie celle qui depuis ses débuts transforme tous les personnages qu’elle incarne en “ref”. La marque d’un sens de l’observation inégalable qui lui permet d’être aussi crédible en Annick Javelot, préparatrice physique trop speed aux Césars (2020), qu’en Vanessa Poteau, je-sais-tout de la street chez Quotidien (2019-20), puis en Annick, circassienne à la rue dans Le Flambeau (2022), ou en Billie, sensible coloc lunatique dans Bref 2 (2025) ou en Madeleine ultra-séduisante dans L’amour c’est surcoté (2025). 

“J’ai toujours adoré Mulhouse.”

“J’ai toujours joué des rôles, même enfant, sans avoir conscience que c’était ce que je voulais faire plus tard. Je faisais énormément de mimétisme de tout ce que je voyais.” Près de la gare de Mulhouse, une jeune femme scrolle sur son téléphone en crachant par terre à allure régulière. Une fois qu’elle approche nerveusement le téléphone de son visage pour parler, elle devient l’un des personnages de Laura Felpin. Un accent, une attitude. Signe que c’est bien dans sa ville natale que cette dernière a puisé ce qui fait la matière de bon nombre de ses personnages. Mulhouse, c’est la ville où les jeunes ruraux du Sundgau traînent avec les enfants de l’immigration méditerranéenne, d’Europe de l’Est, d’Afrique centrale ou d’Asie du Sud-Est.

©DIEGO ZÉBINA

Le père de Laura Felpin, originaire du Vietnam et sa mère, enfant de la diaspora italienne se séparent quand elle a 3 ans. Le premier s’installe à la ZUP, la deuxième à Kingersheim, dans le quartier Savonitto. Elle aurait pu continuer la natation à la piscine de l’Illberg où son père, éducateur sportif, l’a inscrite avec sa sœur, ou suivre sa mère, intermittente “Depuis toujours, elle se déguise en sapin sur des échasses au marché de Noël de Mulhouse.” Si elle a failli partir au Costa-Rica pour devenir prof d’espagnol, Laura Felpin a opté pour une fac d’arts du spectacle à Strasbourg, avant de rejoindre Paris pour faire une école de doublage, où elle comprend qu’elle sera comédienne. “En arrivant à Paris, j’ai compris que Mulhouse, c’était pas trop stylé. Moi je trouvais ça super stylé. Tout le monde m’a dit “Mulhouse ?!” Moi j’ai toujours adoré Mulhouse et j’adore encore Mulhouse.”

Kyan Khojandi — Reims 

©LAURA GILLI

Le 19 janvier 2023 à l’Arena de Reims, 9 000 personnes s’étaient données rendez-vous dans la grande salle inaugurée l’année précédente. Ce soir-là, pour la première fois, c’est un humoriste qui fait salle comble. Dans la cité des sacres, Kyan Khojandi est l’enfant du pays. “Il reste encore un endroit où je n’ai aucun souvenir”, annonçait-il quelques mois plus tôt dans une vidéo où il égrenait ses souvenirs rémois. “Même si je n’habite plus ici, j’ai le même opticien depuis 25 ans, et c’est toujours chez Mojito que j’achète mes boards de skate.” Ville de ses premiers râteaux, de ses premiers bisous, de ses premières blagues, Reims, c’est la ville banale, qui ressemble au personnage qu’il développe depuis quinze ans dans chacun de ses projets. “J’aime cette ville dans laquelle je me suis empiergé.” dit celui qu’on éclipse souvent sous les traits de feignant balourd — voir de branleur dépressif de son narrateur. Un travail autobiographique, qu’il mène depuis toujours avec son co-auteur, Bruno Muschio, dit Navo. Pourtant, celui qui conjuguait les cours d’alto au conservatoire rémois et le breakdance n’a jamais chômé. Si les débuts ont été compliqués — il a remercié la CAF et défendu le RSA qui lui a permis de vivre dignement juste avant que Bref n’arrive sur les écrans, en 2011 — à 29 ans, Kyan Khojandi est devenu un visage familier pour tout le monde. 

“J’avais l’impression de sentir la province.”

Fils d’un réfugié politique iranien et d’une juriste dans le droit civil et le droit social, c’est à la moitié des années 2000 qu’après des études de droit, il quitte sa ville natale pour prendre des cours de théâtre à Paris. Dans son spectacle Une bonne soirée, il raconte qu’il avait “l’impression de sentir la province” à son arrivée à la capitale. Paradoxal quand on sait que pour beaucoup, « le mec de Bref » a incarné ce qu’était le Paris des années 2010.

©LUCIE POCHET

Après les 82 épisodes de Bref (2011-12), les 120 de Bloqués avec Orelsan et Gringe (2015-16), les 30 de Serge le Mytho, avec Jonathan Cohen (2016-17), il monte deux seuls-en-scène, Pulsions (2016), et Une bonne soirée (2019), co-anime depuis 2020 le podcast Un Bon Moment avec Navo, et présente Hot-Ones depuis 2022. Et le retour de Bref en 2025 pour une saison 2 divisée en 6 épisodes de 40 minutes. Pas mal pour un mec ultra-sensible et fan du réseau de bus rémois, parti du quartier de Val-de-Murigny, que l’ennui et le doute ont forgé “j’ai eu la jeunesse que décrit Orelsan, avec les mêmes références, j’ai grandi dans cette vie que beaucoup de gens ont vécu”.

Jérémy Ferrari — Charleville-Mézières 

©LAURA GILLI

Un jour, un Lidl a ouvert en face de la supérette que tenaient les parents de Jérémy Larzillière, à Charleville-Mézières, dans le quartier défavorisé de Manchester. “Alors le magasin familial a fermé, et la maison, qui était hypothéquée, a été saisie.” Quand il a eu de l’argent, la première chose qu’il a faite, c’est d’acheter une maison à ses parents. Mais avant, le jeune homme connaît une adolescence traversée par la souffrance psychologique et la colère : celle des injustices sociales, qui s’apprêtaient à nourrir sa plume. Même pas majeur, il monte à Paris pour intégrer le cours Florent. Dans ses jeunes années sur les planches, il incarnera Arthur Rimbaud, l’autre Ardennais, mais il sera surtout agent de sécu, groom, vendeur de chemises et prof de ju-jitsu pour survivre. Il a opté pour l’humour, mais galère à se faire un nom. “Je m’apprêtais à rejoindre le Mexique pour devenir rabatteur de touristes occidentaux dans une boîte de nuit.” Mais il a tenté sa chance dans On n’demande qu’à en rire, sur France 2. La suite est presque simple. 

“J’ai une revanche à prendre sur la vie.”

De sa ville qui toise la Wallonie, celui qui a pris le nom de sa mère et s’appelle désormais Jérémy Ferrari a gardé l’esprit de fulgurance et l’humour de ses grands-parents belges. C’est là aussi qu’il a goûté à l’ennui, au désœuvrement, à la peur de manquer et puis à l’alcool, qui a longtemps rythmé son existence. À 40 ans, le natif de Villers-Semeuse, en périphérie de la cité ardennaise, est l’un des humoristes les plus bankables de France. “J’ai une revanche à prendre sur la vie.” confesse-t-il.

©DIEGO ZÉBINA

Aujourd’hui, il a une trentaine d’employé·es, dans plusieurs sociétés, qui lui permettent notamment de se produire, lui et une dizaine d’autres artistes. 300 000 c’est le nombre de spectateurs qu’attirent en moyenne les spectacles de Jeremy Ferrari. 250 000 spectateurs pour Hallelujah Bordel ! en 700 représentations (2008-14), 300 000 pour les deux suivants Vends 2 pièces à Beyrouth (2016-18) et Anesthésie générale (2019-25). Avec toujours, des prémonitions frappantes, sur les religions dans son premier spectacle, les attentats dans le deuxième, et le système de santé juste avant le Covid dans le dernier. Impossible de ne pas penser que la rigueur qu’il applique désormais lui vient du judo, qu’il pratiquait dans sa ville d’enfance, sur le conseil de son père. Souvent, on qualifie son humour de « noir ». “Mais c’est juste l’humour de la vraie vie” selon le principal intéressé, qui le tient de sa mère. En fait, c’est l’humour de Charleville-Mézières. 

Guillaume Meurice — Jussey

©ENLYSÉE 2027

L’été dernier, le grand coup du mercato média tient sur une photo, sur laquelle Guillaume Meurice, Juliette Arnaud, Aymeric Lompret et Pierre-Emmanuel Barré posent fièrement pour annoncer leur arrivée sur Radio Nova pour une émission hebdomadaire. Le 11 juin 2024, Guillaume Meurice s’est fait virer de France Inter pour une blague qualifiant Benjamin Netanyahu de “sorte de nazi sans prépuce”. Une partie de ses camarades de l’époque, Waly Dia, Juliette Arnaud, Thomas VDB, Aymeric Lompret, GiedRé, Laélia Véron, Djamil Le Schlag démissionnent en soutien. Celui qui s’est fait connaître sur France Inter avec ses micro-trottoirs nourris de déclarations ahurissantes de politiques, de marchands d’armes, ou d’anonymes débarquait en maître de cérémonie avec quelques anciens collègues pour une nouvelle émission dominicale hebdomadaire : La dernière. Juste au cas où. En 2015, il avait claqué la porté de Canal +, où il s’était senti censuré. Qu’importe. Le natif de Chenôve, en bordure de Dijon, est prolifique en spectacles, en livres et en collaborations. Depuis ses études de gestion d’entreprise et des administrations à Besançon, il a une dent contre la start-up nation. Parti au cours Florent à 21 ans, l’humour devient son canal politique, et les engagements en faveur de la défense des minorités et de l’écologie, sa ligne éditoriale. 

“C’est l’adolescence de pas mal de gamins dans des villages. On n’en parle jamais.”

L’identité irrévérencieuse, “l’envie de faire descendre les gens de leur piédestal”, de Guillaume Meurice, s’est forgée dans un petit village de Haute-Saône, Jussey, 1500 habitant·es. Là, il est gardien de but de l’équipe de district de 9 à 18 ans. “À l’école, je cherchais juste à faire rire mes camarades. Quand il y avait marqué “clown de la classe” sur mes bulletins, je trouvais ça stylé.” Ses parents tiennent une maison de la presse et lui fourguent très tôt des revues entre les mains. Le dimanche matin, il est même chargé de distribuer l’Est Républicain en vélo. “C’est l’adolescence de pas mal de gamins dans des villages. On n’en parle jamais.” fait-il remarquer. La France des clochers, où on s’émerveille autant qu’on s’ennuie, en regardant Paris de loin. “Quand il y a eu les gilets jaunes, tout le monde s’est demandé d’où sortaient tous ces gens. Bah c’est la France quoi.” Installé depuis longtemps à la capitale, il sait ce qu’il a gardé de son village : “Le fait de ne pas juger les gens sur ce qu’ils disent, et d’essayer de comprendre pourquoi ils le disent. À Jussey, le problème, ce n’est pas l’Islam. Pourtant le vote Rassemblement National cartonne.”

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Diagonale du rire — article tiré de Première Pluie magazine n°15, à découvir ici.

Texte : Arthur Guillaumot

Graphisme (dans le magazine) : Valentine Poulet