La première fois qu’on entend Mauvais Oeil, c’est comme un coup de feu dans le coeur, qui fait saigner des fleurs, d’un grand bouquet, c’est riche, c’est dense, en friche, et intense, sans triche et en danse. Entre le raï et la pop, avec des vrais poèmes. C’est l’imaginaire et le palpable en même temps, le voyage et l’intérieur de nous, la danse et l’allongement physique. C’est beau, toujours sucré, toujours très aérien. Ils viennent de sortir leur deuxième ep, Mektoub. Discussion. 


Ce qui frappe sur cet ep et sur l’ensemble de vos morceaux, c’est la densité, et la capacité de réinvention. Comment ça se passe dans le processus de création à chaque nouveau morceau pour amener quelque chose d enouveau ?

Alexis : Il n’y a pas vraiment de recettes. Sur les deux eps qu’on a sorti, il y a tellement de recettes différentes. Il y a quelques morceaux que Sarah avait composé avant qu’on se rencontre, pareil pour moi de mon côté. Mektoub, c’est le premier morceau qu’on a composé ensemble. Tous les autres venaient soit d’elle, soit de moi.   

Sarah : Donc Mektoub, c’est le premier dialogue, pour la première fois les deux ADNs se mélangent. 

Alexis : Oui, Mektoub. Celui qui n’était même pas un brouillon avant qu’on se rencontre. 

Sarah : Même pas des paroles. 

Alexis : Après, tous les morceaux qu’on avait déjà, on a tout retravaillé ensemble. Leur version antérieure était vraiment différente, je ne suis même pas sur qu’on pourrait les reconnaître. Mais ils existaient déjà un peu. 

Il était là le coeur de la question. Au delà de la cohérence et de la construction des projets, les morceaux, comme ils sont denses, on peut supposer qu’il y a toujours des nouveaux espaces à explorer. 

Sarah : Ce qu’on a toujours voulu faire, même quand le morceau n’est pas issu directement de notre collaboration, c’est le faire renaître. Pour que tous les deux on se sente de le porter sur scène. Pour qu’il n’y ait pas 50% de morceaux chacun. Nous, on voit le truc comme notre bébé à tous les deux, et peu importe qui l’a composé à la base. C’est pour ça que c’est toujours important de les retravailler ensemble. C’est toujours le fruit de notre collaboration. 

Dans quelle mesure, quand on compose en duo, quand on porte un projet en duo, il y a de la place pour les fulgurances, avec l’idée d’entraîner l’autre dans une création immédiate ? 

Alexis : Je pense que tous les groupes, ou duo, fonctionne à leur propre manière. Même moi j’ai bossé avec d’autres gens avant, ça ne s’est jamais passé comme ça. Dans Mauvais Oeil, c’est toujours un échange. On est toujours soucieux que l’autre se sent à l’aise. On fait toujours en sorte que l’autre puisse s’exprimer. 

Sarah : Et l’égo est à la poubelle. Ça ne sert à rien sinon. Tu ne peux rien faire de chouette. 

Alexis : Oui, c’est le truc principal. Sinon tu peux vite te sentir mal. Là nous ça nous ferait jamais ça.

Sarah : Nan. Parce qu’en fait si tu veux, quand on s’est rencontrés pour la première fois, on a parlé de musique, oui. Mais on a surtout parlé de notre éthique. De ce qu’on voulait faire. De notre philosophie de travail. Je pense que c’est pour ça qu’on arrive à bosser ensemble. Que quand il part dans un délire, j’arrive dans la pièce, je peux l’écouter pendant des heures. Et moi je peux arriver dessus comme si ça venait de moi. Et vice versa. Donc oui, la fulgurance, elle est là. Je pense que quand les gens ont peur de se laisser aller, c’est qu’il y a un manque de confiance entre les deux personnes. C’est super rare d’avoir ce degré là de confiance. Même nous on est choqués d’arriver à ça. On l’a cherché si longtemps. Moi j’ai cherché ce partenariat si longtemps. Voilà, on le fait comme ça, en se laissant emporter par l’autre. 

En plus, ça a évolué là, depuis l’ep précédent, j’imagine que ça va évoluer encore avec le temps dans la recherche, et dans la connaissance de l’autre. J’imagine que c’est aussi une exploration ? 

Sarah : Com-plè-te-ment. 

Alexis : Le premier morceau qu’on a produit ensemble, c’était Constantine. Quand on se rappelle la prod de Constantine, entre la prod de Constantine et la prod de Mektoub, il s’est passé plein de choses. On travaille pas de la même manière. On a approfondi et sublimé notre façon de travailler ensemble. On va beaucoup plus loin. 

« On a approfondi et sublimé notre façon de travailler ensemble. On va beaucoup plus loin. »

Sarah : Et je veux pointer le doigt sur un truc. Moi au début, j’étais un peu timide. Parce que j’étais pas sûre de moi. Et le fait de travailler ensemble, ça valide quelque chose, ça nous permet d’aller plus loin. Il me permet d’assumer mes goûts, genre jusqu’à Britney quoi. On a décidé que si ça faisait partie de mon identité, il fallait en mettre des petites touches. Alors qu’avant j’osais pas le faire. 

Alexis : Maintenant c’est même elle qui réclame !

Sarah : Du coup, ça nous permet d’être encore plus nous-mêmes. 

Et ça participe aussi à l’intimité maximale, à la vérité de qui vous êtes. En plus, si vous mentiez, les gens ne comprendraient pas d’où elle vient l’énergie qui fait Mauvais Oeil. 

Alexis : Oui, ça vient beaucoup de Britney. 

(Rires) 

Alexis : Après, on tire tellement d’influences un peu partout, je pense que c’est aussi ce qui fait la richesse. 

Je me demandais, c’est peut-être une question un peu bateau, ou peut-être pas d’ailleurs. Mais qu’est-ce que vous avez appris l’un et l’autre, voire même l’un sur l’autre, depuis le début de votre collaboration ? 

Sarah : Elle pas du tout bateau cette question. C’est une très bonne question. On nous l’a jamais posée. 

Alexis : Oui c’est vrai. Qu’est ce qu’on a appris l’un sur l’autre. J’avoue que je me suis même jamais posé la question. 

Si je vous pose la question, c’est parce que j’ai l’impression qu’une collaboration, un duo, et c’est à vous deux que je pense quand j’y pense, ça passe par un degré d’introspection, et comme on disait juste avant, l’ouverture de l’intime artistique. 

Sarah : C’est vrai que c’est le plus fort. 

Alexis : Moi ce que j’ai appris, c’est de vraiment faire confiance. De lâcher prise. 

Sarah : Et de faire confiance même dans les idées les plus pourries. 

Alexis : De faire confiance et de me faire confiance. (Alexis regarde Sarah) Parce que j’ai confiance en toi et toi tu as confiance en moi. Du coup j’ai confiance en moi. Moi, perso, c’est le truc que j’ai vu évoluer dans notre collaboration. Chacun a confiance en l’autre et en soi, c’est génial, on va plus loin. 

Sarah : Et tu ne peux pas vraiment te planter, parce qu’il y a toujours l’autre qui te ratrappe. Et c’est ce que je te disais avant sur ce que tu découvres de toi. Moi, perso, d’être avec quelqu’un que j’admire comme ça, ça m’a permis de m’assumer beaucoup plus. Et d’aujourd’hui y aller à fond. Tu vas à fond dans tes idées, tu te limites pas. Là on y va, et de toutes façons, ça sera nous. 

C’est quoi votre rapport aux doutes, du coup, quand vous créez, et à quoi elles ressemblent les chansons qui ne sont pas sur un projet, qu’est ce qui justifie qu’une chanson ne soit pas un projet ? 

Sarah : Ah ! Bah déjà si elle n’est plus en accord avec ce qu’on a envie de raconter au moment de la travailler. Mais aujourd’hui, déjà, je pense que que ça ne sera plus le cas. 

Alexis : Oui je ne vois plus trop de morceaux qui sont dans cette catégorie là. Maintenant, tout ce sur quoi on travaille, on a envie de le voir aboutir. 

Et des chansons où il y a une idée, mais qui ne survit pas à la nécessité de cohérence sur un ep ? 

Sarah : Il n’y a pas forcément de fil rouge chez nous, si ce n’est nous justement. Mais moi quand j’abandonne quelque chose, c’est quand je n’ai pas su saisir le moment de le faire. C’est une question de moment. Parfois je me pose, je commence à faire un truc et je me coupe pour aller faire autre chose. Le moment est passé. Ce n’est même pas la peine de revenir dessus. 

Alexis : Ou alors pas tout de suite. 

Sarah : C’est vrai. parfois tu retournes sur des choses beaucoup plus tard. C’est qu’il y avait une impulsion. 

Alexis : L’impulsion de base joue. Tu vois un morceau comme Mektoub, pour ne parler que de lui, il est né très vite, en quelque heures. 

Sarah : Et c’est tellement chouette que tu as l’impression que ça fait 5 minutes. 

Alexis : Après on travaille longtemps, très longtemps sur la prod. C’est même un travail qui n’est jamais vraiment terminé. Mais les accords, les deux textes, ils arrivent vite, sur l’impulsion.

Sarah : C’est un peu magique. On ne sait pas trop comment l’expliquer. 

Alexis : Oui ! Du coup c’est beau, et un peu angoissant à la fois. 

Du coup c’est impossible de le faire sur commande. 

Alexis : Je pense que plein d’artistes le font, savent le faire ou apprennent à le faire. 

Oui et c’est peut-être plus simple avec le temps. 

Alexis : Carrément. Mais souvent, j’ai l’impression qu’à ce moment-là, la musique devient un tout petit moins authentique. 

« Nous le but d’une chanson, c’est de se donner dedans, c’est donner de nous. On veut être généreux. »

Sarah : C’est exactement ce que j’allais dire. Pour faire ça il faut se détacher un tout petit peu. Tu fais trois accords, des mots simples. Tu peux vraiment sortir une chanson vite, et elle peut fonctionner. Mais nous le but, c’est de se donner dedans, c’est donner de nous. On veut être généreux. Et cette générosité, c’est pas tout le temps. 

L’esthétique, et c’est pas le clip de Mektoub qui va me faire mentir, elle participe à élargir la lecture des sonorités, c’est quelque chose qui compte pour vous ? 

Sarah : Alors oui, complètement. Tous les deux, on aime le beau. On est comme des enfants, à regarder des choses qu’on trouve belles. On s’émerveille du ciel. C’est notre âme d’enfant qui veut ça je crois. J’ai fait des études de mode, aussi, ça compte. On adore le cinéma aussi. Comme on a la place de l’intégrer dans notre projet musical, c’est un plaisir de le faire. 

Alexis : Surtout qu’aujourd’hui, ça passe beaucoup par le côté esthétique, pour développer un projet. Tu as plus de chance de toucher du monde si tu prends le temps de soigner le côté visuel. 

Sarah : Et c’est un élément supplémentaire de lecture. 

Et qu’est-ce que vous trouvez Beau, Mauvais Oeil ? 

Sarah : Il y a plein de chose laides qui sont belles. 

Alexis : Pour moi, ce qui est beau, c’est ce qui est sincère. Que ça soit en musique, en cinéma, enfin dans l’art en général, c’est beau si c’est sincère. 

Sarah : Et la vulnérabilité. 

Alexis : Voilà. C’est pas beau quand c’est parfait. 

Sarah : Quand c’est trop maîtrisé. 

Alexis : Ça peut être maîtrisé et très sincère. 

Sarah : Oui je voulais dire calibré. Genre parfait mais parce qu’il faut que ça soit parfait. 

Alexis : Il faut que la démarche soit sincère. C’est pas grave s’il y a des fausses notes ou que c’est mal cadré. Il faut que ça vienne du coeur. 

Sarah : Voilà ce qui nous touche. 

C’est drôle. L’avant dernière question de cette interview, c’est une question que je pose toujours. Et là j’ai l’impression qu’elle pourrait avoir la même réponse, c’est qu’est-ce que vous trouvez transgressif ?

Sarah : Se montrer vulnérable oui. Aujourd’hui, il faut se montrer tout le temps au top. le grand sourire. Ce qui est transgressif, et qui peut faire avancer les choses, c’est qu’enfin on puisse communiquer très simplement les uns avec les autres. C’est notre démarche justement : être les plus simples et les plus sincères possibles. 

La dernière question, elle en appelle à votre poésie commune : Qu’est ce que ça vous évoque, la Première Pluie ? 

Sarah : Moi ça m’évoque quelque chose d’assez mélancolique. La première pluie comme un premier chagrin. 

Alexis : J’allais dire la même chose. 

Sarah : La première fois que tu expérimentes quelque chose aussi. 


Interview : Arthur Guillaumot / Photo : Julia Grandperret 

Mektoub, le deuxième ep de Mauvais Oeil, est paru le 26 juin chez Entreprise