Un film sur les gens, comme ils disent, encore un, un nouveau road-movie, nouveau POV d’une France périphérique pour le duo de réalisateurs Gustave Kervern, Benoît Delépine. Oui, comme d’hab. Mais en actualisé. Gilets jaunes et Gafa, au menu, cette fois. Et le duo explore une nouvelle sensibilité en détresse face à l’intelligence artificielle, des petits bonhommes froissés pas les grandes machineries. 

Je crois que le duo Kervern-Delépine signe son film le plus esthétique. En équilibre entre les images, qui font des scènes, qui racontent des histoires. Mais c’est la photo précise, la peinture en suspens, qui dit le mieux la détresse. Les plans durent, pour qu’on en palpe le détail. Le dépouillement ou la surcharge, disent les personnalités. Rien n’est gratuit dans les successions de séquences. Et si le film apparait parfois comme une succession, il arrive toujours, à la fin de l’envoi, il touche. 

Lisez ici notre interview avec Gustave Kervern.

Ce n’est jamais indécent, de regarder les détresse que filment le duo. Jamais. Parce qu’il y a un sens rare du collectif, du commun. Du commun au sens banal, du commun au sens partagé. Les détresses que filment les deux réalisateurs, sont des détresses partagées, palpées, ressentis. Un film muséal. 

Les scènes servent à dire des choses. Rien n’est gratuit, c’est l’AOC de l’absurde Kervern Delépine. Un film tenu de bout en bout. Un grand film sur les gens, c’est quand le naufrage intime n’est jamais loin du décollage collectif. Je pense au Grand Soir, à I feel Good, à Mammuth. Je pense à tous les films du duo, où le crash est une forme aboutie de tentative, d’envol, d’espoir. 

Tout fait sens. Comme si les deux réalisateurs consignaient dans un carnet toutes les chevilles tordues de l’époque, jusqu’au moment de les mettre en bouteille, comme le jus de pomme de l’année. Ou le vin.

Le nectar est servi par un casting d’acteurs pour la plupart encore jamais utilisés par Kervern et Delépine. Fraîchement déballés des housses, Blanche Gardin, Corinne Masiero et Denis Podalydès sont un trio de voisin cassés. Tous les trois broyés. La première est victime d’un chantage à la sextape, la deuxième, chauffeuse, accroc aux séries, ne reçoit jamais qu’une étoile sur l’appli de notation des clients, et le dernier est un père amoureux d’une voix de plateforme d’appels, dont la fille est harcelée sur les réseaux.

Les trois personnages le disent : ils ne se connaissaient pas et se sont rencontrés deux ans plus tôt, sur leur rond-point, avec des gilets jaunes. Séquence émouvante de leur nostalgie commune de ce fragment d’espoir, et cet éphémère retour du contact réel. 

Tous les trois sont en prise avec internet, ennemi impalpable et partout. Et leurs combats sont des tournois contre des éoliennes. Les moulins à vent, les refroidisseurs, les éoliennes d’un Dieu numérique, très fort, boss du level, mais pas assez pour atteindre l’intelligence artificielle. Depuis Don Quichotte, on s’est approché du ciel, ou pas. 

Le film est aussi servi par une foule d’apparitions. Celle des habitués de la table d’hôte Kervern-Delépine. Bouli Lanners en hackeur habitant une éolienne. Benoît Poelvoorde en livreur à vélo épuisé, Vincent Lacoste en maître chanteur étudiant en business school, Michel Houellebecq en acheteur de voitures suicidaire. 

Le film est rythmé, grinçant, fait vivre une humour qui danse sur l’absurde de l’époque. Les traits ne sont jamais trop gros, même s’il faut adhérer à l’humour. Une note pour plus tard, de ce temps où les gens vivaient ainsi. 


Arthur Guillaumot