Dans Les Forces Contraires, le premier album de Terrenoire paru vendredi dernier, il y a tout ce qui fait de nous des humains. Des tristesses et des joies, des rites et des fulgurances, des fragilités d’être, des difficulté d’avoir, des grâces, des questions. Terrenoire, c’est un paradis sombre, où la lumière est une promesse atteignable, elle existe. En mesurant la taille de leur âme, les deux frères ont fait un album qui fait du bien. Du miel de sens et de sensualité. Une musique cataplasme avec des cataclysmes sur des catastrophes. Grande discussion.

Vous pouvez écouter ici Les Forces Contraires, le premier album de Terrenoire.

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Il vous a fait du bien ce premier album ? 

Raphaël : Pas que. Pas seulement. Il y a un titre qu’on n’a pas sorti, qu’on sortira plus tard, qui s’appelle L’état de nos corps. Il commence par “J’ai frôlé la folie pour vous faire un album”. C’est un peu théâtralisé, mais c’était costaud. On ne voulait pas éviter le grand sujet, la mort de notre père. C’était un drôle de moment pour faire un premier disque. On avait peut-être envie d’être chargés d’autre chose pour un premier album, d’être souples, légers. La vie nous a fait tomber quelque chose dessus. Alors on a pris cette énergie là. On a décidé de rentrer dans cette matière. Mais évidemment, ça nous a fait beaucoup de bien. 

C’est juste de dire que vous n’évitez pas le sujet, avec Derrière le soleil, une chanson vraiment organique. 

Raphaël : C’est direct oui. Et puis on l’a vécu en frères. En face de l’animal de la mort. Quelque chose qu’on n’apprend pas. On s’apprend pas, les humains, avec la mort. 

Théo : Et puis, il a cet instant bizarre, de produire de la musique et de vivre le deuil en même temps. Quand on faisait cette chanson, parlait de l’équlisation au moment où on dit “Vilain cancer a dévoré Papa”. On parlait de Hertz. Des mathématiques sur le deuil. Quand on prend du recul, c’est vrai que c’était particulier. 

Raphaël : On a fait une session pour la blogothèque. Notre père est mort sous un orage et on a enregistré la veille de sa mort. Quand on a commencé à chanter l’orage a éclaté. C’est des moments où tout s’aligne et devient très étrange. La musique, l’art, la création, font du bien, soignent et permettent de donner du sens à un moment où il n’y en a plus. De manière générale, au delà de notre petite vie, de ce moment de perte de repères, je crois que la beauté et l’art sont là pour donner du sens et de l’horizon aux choses. 

Il y a dans cet album, une idée de repartir de zéro, avec cette chanson sur la naissance qui vient juste après. Je pense aussi à l’importance du sexe. C’est un album sur la vie ? 

Raphaël : Oui, la vie et la mort traversent tout. Dans tous les sens possibles. Faire un enfant, mourir, faire l’amour. Tout s’entremêle. On a vraiment pensé tout ça comme un album. C’est pas juste un corpus. Tout a été fait au même moment et a été traversé de la même matière. Dans quelques années on le comprendra mieux. Par exemple, le sexe, ça participe à ces instants bouées qui nous sauvent de la mort. 

Théo : Parce qu’il n’y a rien de figé dans le sexe. 

Elles ressemblent à quoi les chansons qui ne sont pas sur cet album ?

Raphaël : Il y en a beaucoup. 

Théo : Elles ressemblent à plein de choses, franchement. Il y en a qui sont encore plus biographiques. Où on raconte des choses sur comment ça se passe dans le studio.

Raphaël : On la sortira celle-là je pense. Ça fait “Dans le studio, je fais des études sur le Beau avec mon petit frère”. C’est comme un work-song sur le studio. On était au milieu de l’été dernier, il faisait très chaud. On avait soit trop chaud, soit froid avec la clim. On voulait parler du rythme de vouloir faire des belles chansons tous les jours. Il y a aussi d’autres chansons sur le sexe. Il y a une chanson très différente de tout ce qu’on a pu faire qui s’appelle Les riches et les pauvres. On a 30 ou 40 autres idées qui traînent. 

Photo : Pierre-Emmanuel Testard

D’où l’idée de délimiter, et de lier les chansons ? 

Raphaël : Oui absolument. Et puis il y a plein d’albums qu’on trouve trop longs. On a un disque qui est déjà chargé, émotionnellement. Je crois que c’était important de ne pas trop s’étaler. C’était un crève-coeur, mais il fallait choisir pour faire un corpus. L’album est court, dense. 

J’ai l’impression que vous vous êtes beaucoup questionnés sur ce que ça veut dire de faire un premier album, et sur ce qu’on a envie d’y mettre. 

Théo : C’est très tôt pour le dire.

Une chanson doit avoir une certaine forme de noblesse

Raphaël : C’est compliqué à dire. Ça sera passionnant de regarder ça dans un an. Pour le moment, on est aveuglés. Un premier album, c’est de la maladresse. Tu fais le deuil de l’idéal de la création, tu apprends que tu ne peux rien maîtriser. Comme à la pêche, tu lances des fils loin, tu ne sais pas ce qui revient. Au final, on ne contrôle pas ce qui sort. C’est dans la chambre, la nuit, quand tu écris, que ça se joue. Le reste c’est du travail artisanal. Après, pour le regard profond, il faut être bien entouré, de gens qui nous connaissent, comme on a fait. 

Qu’est ce que vous vous interdiriez de dire, ou plutôt qu’est ce que vous ne réussiriez pas à dire sur une chanson ?

Raphaël : Pour moi, la limite, c’est de ne pas salir la mémoire de quelqu’un. Une chanson doit avoir une certaine forme de noblesse. Moi je m’interdirais de créer quelque qui fait s’effondrer un peu de joie dans le monde. C’est pas en rapport avec la tristesse, mais c’est quand tu mets de la violence ou de la haine, tu fais descendre l’énergie du monde, tu peux éteindre quelque chose. Même une chanson triste doit aller vers la lumière, et résoudre quelque chose. 

C’est une règle du jeu chez vous ?

Raphaël : Oui. C’est personnel. Quand une chanson s’effondre, ça me déprime. Parfois, j’écoute une chanson et je sens que ça fait du mal sur terre. Le geste artistique de la chanson doit rester digne. Il y a plein de gens qui diraient le contraire. C’est un vrai débat. 

Photo : Ines Ziouane

Qu’est-ce que vous avez fait pour la première fois sur ce premier album, Les Forces Contraires ? Qu’est-ce que vous avez inauguré dans votre façon de créer ? 

Théo : L’hyper-intime. C’est jamais arrivé avant, dans aucune de nos créations.  

Raphaël : Et puis on a acheté un studio. On l’a fait dans notre propre studio. Ça c’est une première. Théo chante. On a collaboré avec des gens aussi. Felower, November ultra, Barbara Pravi. Des artistes vraiment impliqués au processus, là où avant on ne travaillait que tous les deux. On est passés d’une chambre à un espace un peu plus grand. On avait donc plus de place dans nos têtes pour accueillir des gens et agrandir le projet. Et je pense que pour le prochain disque, on sera en capacité de laisser encore plus de place. 

C’est aussi un peu une question d’avoir gagné de la confiance ? 

Raphaël : Oui, et puis c’est l’âge aussi. Moi j’ai 30 ans, je parle en mon nom. Tu as l’impression d’être dépossédé de ce que tu es quand tu as 20 ans, quand tu crées. Tu as l’impression que le plus important c’est ton truc. Et plus j’avance, plus je pense que ce qui compte, c’est de créer des cadres. Et tu peux laisser les choses vivre. Tu deviens un bel artiste si tu réussis ce geste-là. Je crois que les artistes qui se perdent, c’est ceux qui s’étouffent, qui ne réussissent pas à se laisser aller. 

Est-ce que malgré une vie commune, vous vous êtes quand-même un peu découvert, l’un et l’autre ?

Théo : Raphaël a entendu mes textes en français pour la première fois. Ça c’est quelque chose qui compte quand-même. 

C’est compliqué de montrer un premier texte, même à son frère ? 

Théo : Nan. J’ai toujours partagé ce que je faisais. C’est tranquille. C’est la famille. J’ai toujours fait écouter mes trucs. Si je suis fier je fais écouter, sinon je ne fais pas écouter. Je pense que c’est comme les couples de longue date. On se connaît de plus en plus. L’expérience de la vie fait qu’on se connaît plus. 

Raphaël : C’est face à l’épreuve. On a vécu des trucs costauds ensemble. On a fait un album, qu’on a produit ensemble. On fait les conneries ensemble. 

Théo : On a acheté un studio ensemble, on a fait une tournée ensemble. Je pourrais te dire ce qu’il s’est passé ces derniers temps entre nous d’ici trois ans. Là, on se voit tous les jours depuis 4 ans. On est dans le vif. 

Photo : Pierre-Emmanuel Testard

J’ai l’impression que c’est des chansons qui peuvent servir de repères, qui pourraient aider, par exemple à devenir adulte, parce que cet album on le disait, il interroge des émotions, et des Forces contraires. Vous vous êtes sentis devenir adultes, vous, à deux âges différents en plus ? 

Raphaël : Est-ce que la musique peut nous rendre adulte ? Moi je ne pense pas. La musique, même si ça peut-être très sérieux, c’est un endroit du jeu, un endroit de l’enfance. C’est ce qui à côté qui nous rend ou pas adulte. Si on ne fait que de la musique dans un coin, on peut rester un enfant toute sa vie. Si être adulte c’est s’accomplir, sans le sérieux du costume des adultes, alors c’est très important. Devenir adulte, si c’est mortifère, il faut éviter. Mais devenir adulte, dans le sens accomplir ce que l’enfant a en lui, alors c’est beau. Moi à trente ans, je me sens devenir adulte sur certains points, et sur d’autres, pas du tout. 

La musique, même si ça peut-être très sérieux, c’est un endroit du jeu, un endroit de l’enfance.

Théo : Pas plus que ça. Dans un sens où c’est une expérience incroyable de faire un album oui. Mais au jour le jour, c’est quand-même juste se lever et aller au studio faire de la musique et rentrer dormir, pendant trois mois. Puis changer de studio. C’est une expérience qui fait avancer, mais tu t’en rends compte après. Parce que sur le moment, tu vis pas beaucoup de chose. Moi je fais pas d’instruments, je suis sur mon ordi. Donc on saura plus tard si ça nous a fait grandir. Mais je pense que oui, clairement. 

On aurait dû faire l’interview dans six mois ahaha. 

Théo : Aha. Nan mais tu vois ce que je veux dire. Une telle expérience demande du recul. On est tellement dans le jus que la création de l’album a été une épreuve. J’ai oublié cet effort-là. Pourtant à l’époque, j’étais vidé. D’où l’idée de tenir un journal de bord, pour ne pas oublier les choses. 

Photo : Ines Karma

Qu’est-ce que qui vous a demandé le plus de travail ? 

Théo : Pour moi, ça a été les prods. Les moments de studio en fait. Finalement, le répertoire s’est constitué assez vite. Ensuite, il a fallu tout mettre dans une même esthétique. Ça a demandé du travail, ça a été physique. Pomme nous expliquait qu’elle a fait ses chansons, puis une semaine de studio, puis une semaine plus tard elles étaient masterisées, mixées. En deux semaines c’était bon. Nous trois mois, dix heures par jour… Sans compter notre passage à New-York pour le mix. 

Raphaël : Oui, et puis on a découvert ce que c’était de produire un disque. On a aussi passé beaucoup de temps à produire la musique, à ré-enregistrer les voix. À trouver des techniques comme on voulait, comme on aimait. On a fait travailler un autre producteur et ami, Felower, puis Théo a travaillé à nouveau dessus. Ça a été une aventure sur tous les aspects. 

Théo : Bien besogneux. 

Raphaël : Oui. Très intense. Très chargé émotionnellement. Il y a eu de très beaux moments. On a été très accompagné. On a été très seuls aussi parfois. Notamment pendant le confinement. Quand les seuls rapports humains au moment de sortir des chansons deviennent des messages sur les réseaux sociaux. La situation donnait un sens nouveau aux chansons. Je pense à une chanson comme Ça va aller. Cette chanson écrite pour nous, on a compris qu’elle pouvait servir aussi à des gens dans leur intimité. C’est un très beau souvenir. 

Et là, je suis très curieux de voir ce qu’il en sera, ce que va devenir le disque. 

Est-ce que vous faites confiance aux fulgurances, ou alors est-ce que vous revenez beaucoup sur votre travail ? Je pense notamment au texte là. 

Raphaël : Le texte, c’est un espace. J’adore écrire, j’écris tous les jours. Pour moi le texte c’est un espace préservé. J’arrive à continuer à écrire sans m’imaginer que ça va devenir une chanson, qu’elle sera écoutée. C’est un acte intime et nécessaire. Ça vient comme si je pensais à rien. Il y a beaucoup de choses qui viennent comme ça. Alors maintenant quand j’ai une idée, c’est la petite expérience que j’ai, j’essaye d’aller le plus loin possible dans mon idée. Parce que je sais que je ne pourrais jamais retrouver le même état pour aller au bout de cette idée. Le plus dur dans un texte, c’est d’essayer de le réaugmenter dans un second temps. Ça c’est dur. C’est insupportable. Donc maintenant quand j’ai une idée, je vais au bout du filon, quitte à pousser très loin pendant une journée. Parce que ça restera presque comme ça. 

Tu sens que c’est précieux ?

Raphaël : Oui. Oui j’écris d’une traite. Et dans le même temps, après je réécris. Je bois beaucoup de cafés pour garder l’énergie. Je réécris encore. Et normalement c’est presque fini. Il ne reste que des ajustements. 

Qu’est-ce que vous trouvez transgressifs aujourd’hui ? Dans l’art, partout, dans la rue, autour de vous. 

Raphaël : Quelle bonne question… Quelque chose qui ne ressemble pas à un produit marketing. C’est difficile… 

Théo : Odd Future j’ai trouvé ça extrêmement transgressif quand c’est arrivé. En 2011, 2012, 2013. Je trouvais ça ultra transgressif. Alors que je pense qu’il y avait quand-même du marketing. Mais putain qu’est-ce que réussi. Tu avais l’impression qu’une bande d’ados terrifiants prenait le contrôle du Hip-Hop. Alias le nouveau moteur d’inspiration et de création de la planète entière. Et qui font un truc très spécial, de gamin, extrèmement violent. Comme avait fait le Wu-Tang à une époque, mais là à un niveau encore plus terrifiant. Cauchemardesque. 

C’était très chelou, homophobe avec un collectif contiuté de personne bi, hétéro et homosexuelles. Il y avait un côté punk. De détruire ses idoles. De se mettre soi-même sur le bûcher. J’ai trouvé ça très transgressif. Et comme Tyler a réussi à faire bouger son personnage tout en gardant une intégrité artistique immense, et en n’étant plus du tout la même personne, en étant maintenant le mec hyper coloré, qui parle d’amour et qui a envie de faire de la folk. Ouah. Ce 180 degré, tout en avançant, je le trouve transgressif. Ensuite en France, je sais pas si je vais chercher le transgressif, mais en tout cas, je ne sais pas. 

Raphaël : Dans notre grille de lecture, je pense qu’il y a un renversement dans notre manière d’appréhender les choses. Je pense que c’est comme si on avait plus le bon logiciel. Mais c’est intéressant, c’est en train de bouger. En fait, il faut une morale puissante pour pouvoir la transgresser. Il faut des dogmes puissants. 

Pour moi, PNL, c’était transgressif. Pour moi, ils étaient le signal de ce qu’était la transgression. L’acceptation du nihilisme. Et non plus la violence du rock, le gangsta, le meurtre. Soudain, c’était, – je ne vais pas réussir à le dire comme il faut… Dans l’acceptation de la dépression du monde, dans l’acceptation qu’il y a une forme de douceur dans cette vapeur de shit, de cette mélancolie très douce, très féminine, qui était teintée de dépression, j’ai trouvé ça très transgressif. Et dans le business, ils ont été très transgressifs. Pour moi, ça se joue à ces endroits-là. Aujourd’hui, toutes les images de la transgression ont été faites et refaites. Aujourd’hui quelqu’un d’extrêmement sexualisé, pour moi c’est plus du tout transgressif. Si on prend quelqu’un de très violent sur scène, vomissant, hurlant, c’est pas transgressif. La drogue n’est plus transgressive. Pour moi c’est cyclique. 

On parlait de Tyler. Je pense aussi à Frank Ocean. C’est dans l’ultra singularité d’un propos, dans l’ultra étrangeté d’un propos que réside la transgression. Pour moi, on va revenir à de la poésie, presque à des courants poétiques. C’est plus dans le mode d’expression, que dans l’image. Je crois que la transgression a beaucoup trouvé sa place dans l’image, dans l’esprit. Le choc venait de là. Pour moi, le choc n’est plus transgressif. Maintenant, il faut un geste d’élévation spirituelle, pour créer une oxygénation dans l’art. C’est ce qui va permettre de générer à nouveau des idées et de la beauté. Et non plus ce qui vient l’alourdir. J’ai du mal à l’exprimer, mais ça m’intéresse beaucoup, on pourrait en parler longtemps. 

Théo : Je pense aussi que la maestria immense, c’est de casser les formats. Faire de la pop énorme, un morceau qui dure dix minutes. Si Niska un jour fait un morceau de dix minutes, et que tout le monde s’en souvient dans les prochaines années comme un Réseau. Comme Demain c’est loin, un modèle immense, même si c’est du rap conscient au sens classique du terme. C’est ce format de dix minutes qui a fait que c’est devenu une nouvelle populaire, plus qu’un texte de rap. C’est des nouvellistes. Un manifeste. 

Raphaël : Radicalité. Je pense qu’ils se moquaient que ça fasse dix minutes. Ils ne voulaient pas perdre une miette de leur urgence. 

Qu’est-ce que ça vous évoque la Première Pluie ? 

Raphaël : Le parfum de la libération. 

Théo : Quand il a fait bien chaud et ça sent le béton. 

Raphaël : La première pluie, c’est une toute petite résolution. Dans l’immensité du monde, quand il pleut, on sent que quelque chose bascule et nous dit que tout va bien? On ouvre une deuxième porte. Moi je sens que mon état intérieur n’est plus du tout le même. Le stress tombe, la Première Pluie arrive.

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Interview : Arthur Guillaumot, à Paris / Photo de une : Pierre-Emmanuel Testard