Mathieu Touzé met en scène Les Bonnes, de l’esthète underground Jean Genet, 77 ans après leur écriture. Appuyé par 3 comédien⸱nes exceptionnel⸱les, il retrouve l’essence de cette comédie incisive. On prend un plaisir malsain devant la grandiloquence acide de Madame et le machiavélisme vital de ses bonnes. Du 14 au 16 mai au Théâtre de la Manufacture, puis en tournée.

Les Bonnes, Claire et Solange, sont deux sœurs servantes. Quand Madame n’est pas là, elle dansent leur propre cérémonie. Claire porte les robes, s’adresse et se maquille comme leur maîtresse, Solange prend le rôle de Claire et se révolte, le tout dans un final funeste. Une soirée de plus de leur quotidien, mais cette nuit, la cérémonie doit dépasser le fantasme. Elles ont réussi à éloigner Monsieur, il faut maintenant qu’elles en finissent avec Madame.

Christophe Raynaud de Lage

Le rideau s’ouvre et, comme un long plan séquence de cinéma, une atmosphère discordante s’installe. La chambre nacrée de Madame se défend face à la lumière saturée qui l’agresse. Le sordide vient se mêler à la luxure, la poussière tente de l’emporter sur l’éclat. Par-dessus, la musique déploie un climat menaçant, et la suspicion s’éveille dans chaque recoin.

Le thriller des Bonnes peut commencer. Sur scène, Claire est Madame, Solange est Claire. L’ambivalence dans l’air est ténue. Les bonnes semblent avoir repris le dessus et se jouent de nous.

La cérémonie est le fantasme qu’elles ne peuvent assouvir. Pour un instant, l’une s’imagine en grande dame, l’autre en meurtrière. Deux trajectoires contraires comme chimères, mais deux moyens de dépasser leur condition. Leur rituel est interrompu par le retour proche de Madame, les masques tombent en même temps que l’espoir.

« S’aimer dans le dégoût, c’est trop s’aimer« 

Mathieu Touzé réussit à saisir le fol amour qui lie ces Bonnes. Elles ont ont tout vécu ensemble. Elles s’aiment, mais à un tel point que c’en est étouffant. Leur solitude complice les accable, elles ont comme seules aventures celles racontées par Madame. Et c’est seulement par le jeu que les sœurs survivent. Le théâtre leur sert alors de catharsis, où elles peuvent incarner celles et ceux qu’elles n’ont pas pu être.

Christophe Raynaud de Lage

Madame arrive, et la salle s’illumine. Divinement incarnée par Yuming Hey (nommé pour la révélation masculine aux Molières 2024), elle impose une fascination qu’on souhaiterait dissimuler. Madame incarne la vanité-même mais n’est pas directement méchante avec ses servantes. La violence ce n’est pas elle, mais ce qu’elle est.

« Je vais au théâtre afin de me voir sur la scène tel que je ne saurais me rêver, et tel pourtant que je me sais être« 

Jean Genet

La langue de Genet est subtile. Madame n’est pas aussi vile que prévu, et les bonnes veulent sa mort pour hériter de sa fortune et prendre sa place. Alors qu’elles s’apprêtent à passer au crime, peut-on les soutenir, comme a priori tout le monde le ferait ? Comment considérer leur haine s’il s’agit d’une tumeur, contractée à cause de la servitude ?

Christophe Raynaud de Lage

L’auteur se joue de nous. Ses 3 personnages révèlent nos propres vices, ceux qu’on n’ose imaginer mais qu’on a secrètement fantasmés. On se rêve toutes et tous Madame, comme Claire et Solange. Sa supériorité a beau être due à un rapport de classe abject, on ne peut s’empêcher de convoiter son rang, et la liberté qu’il implique.

Christophe Raynaud de Lage

Quel symbole alors de la part de Mathieu Touzé de demander à un comédien gender fluid* de l’incarner. La Madame de Yuming Hey emprunte autant à Catherine Deneuve et Amanda Lear qu’aux codes du drag. C’est la puissance queer qui prend le dessus sur la puissance de classe. Et le théâtre seul permet ce renversement des codes. Le même qui sert d’exutoire aux bonnes lors de leur cérémonie.

Christophe Raynaud de Lage

L’écriture subversive de Genet est plus nécessaire que jamais. Sa dramaturgie permet l’émancipation, par la furtivité du geste et l’accessibilité de la narration. Mathieu Touzé poursuit cet héritage, en appuyant la libération des corps. Les bonnes et Madame sont forcées à se tenir droit, chacune à l’échelle que leur classe impose. Ici, la révolte passe par le corps. Les bonnes ont la tête haute, elles dansent sur C’est dans l’air de Mylène Farmer et les grands mouvements de Madame respirent une liberté salvatrice.

Le duo Genet-Touzé permet de s’échapper de soi, quelques instants peut-être, dans un élan salutaire, porté par 3 comédien⸱nes de haut vol.

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Dernière séance au Théâtre de la Manufacture : ce jeudi 16 mai à 20h. Séance complète, mais liste d’attente sur place à partir de 30 minutes avant le spectacle. Toutes les infos ici.

En tournée :

  • Le 30 mai à la Maison de la Culture de Nevers (58) – Scène conventionnée Art en territoire. Plus d’infos ici.

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Jeu Yuming Hey, Elizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet
et Thomas Dutay
Mise en scène Mathieu Touzé
Texte Jean Genet
Lumière Renaud Lagier
Scénographie, chorégraphie et costumes Mathieu Touzé
Régisseur général Jean-Marc L’Hostis
Assistante à la mise en scène Hélène Thil
Presse Dominique Racle
Diffusion Jessica Régnier
Production Collectif Rêve Concret

Durée 1h20
Dès 15 ans

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*Fluidité de genre : quelqu’un⸱e sentant son genre varier au cours du temps

Josh

Photo de Une : Christophe Raynaud de Lage