Tout comme la cuisine, le poison c’est un truc de bonnes femmes. Et ce depuis la nuit des temps. Le mythe de la femme-poison colle à l’imaginaire misogyne comme l’arsenic au fond de la soupe, et pourtant les hommes empoisonnent aussi. Ce sont toutefois les empoisonneuses au féminin qui attisent les passions et crèvent l’audimat des émissions de faits-divers. On a cherché à savoir pourquoi.

“La diabolique de Nancy”, “L’ange noir”, “la beauté empoisonnée”, etc. Non, ce ne sont pas des noms de parfums, même si on pourrait s’y méprendre. Les journaux redoublent d’imagination quand il s’agit de qualifier les femmes accusées de meurtre par empoisonnemment. Des sorcières aux sirènes, d’Ève à Pandore, un mélange de sensualité et de dangerosité, l’imaginaire collectif souscrit à l’idée d’une féminité monstrueuse.

Violette Nozières, “le monstre en jupon”

Il existe des crimes qui sont associés par nature aux femmes” affirme Alyssia Favre, doctorante en histoire du droit à l’Université de Bordeaux. Toutefois, dans son étude sur le crime d’empoisonnement féminin entre le XIXe et le XXe siècle, elle découvre qu’il y a en réalité un faible écart statistique entre les hommes et les femmes auteur·ices d’empoisonnement. Les chiffres ont été établis sur une temporalité restreinte, de 1825 à 1933. Il n’y a donc rien avant et rien après. Si il y a eu globalement plus d’empoisonneuses sur le siècle étudié, 8% de plus, la tendance s’est inversée à plusieurs reprises.  Ce n’est pas suffisant pour établir le crime d’empoisonnement comme spécifiquement féminin.

Pourtant les empoisonnements féminins fascinent les médias. Pour Brigitte Rochelandet, docteure en Histoire des Mentalités : “La figure de l’empoisonneuse est le fruit de fantasmes masculins portés sur les femmes. On aime à croire qu’elles sont capables du pire.

L’opinion publique et la justice se montrent particulièrement intransigeantes quand ce sont des femmes qui sont accusées d’empoisonnement

Alyssia Favre, doctorante en histoire du droit

Violette Nozières, par exemple, accusée de parricide par empoisonnement, avait été surnommée “le monstre en jupon” dans les années 30. Originaire de Paris, elle devient une figure locale en Alsace, car elle est emprisonnée dans la prison pour femmes de Haguenau. Le Journal de Haguenau s’empare de l’affaire en septembre 1933, et en décrit les rebondissements. Ils s’attardent sur la monstruosité de la criminelle plutôt que celle du crime. Décrite comme “frivole”, “cynique”,  ou encore “perverse”, en elle se dessine le portrait de la parfaite criminelle : elle traîne dans les bars parisiens, se prostitue occasionnellement, etc. Devant le juge d’instruction, Violette Nozières accuse son père d’inceste, mais cela ne suffira pas à assurer sa défense, elle est condamnée aux travaux forcés à perpétuité. 

Simone Weber, “la diabolique de Nancy”

Un bon nombre de nos représentations, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques, confortent cette vision de l’empoisonnement comme crime féminin par excellence. Ce qui fascine et terrifie, c’est quand une mère de famille, une grand-mère d’apparence inoffensive, tranche avec les clichés de douceur ou de compassion naturellement attribués aux femmes. 

Ainsi, Simone Weber, surnommée aussi la “bonne dame de Nancy”, défraie la chronique judiciaire dans les années 80. Elle est accusée du meurtre par empoisonnement de son ancien mari, Marcel Fixard, et de l’homme dont elle fut l’amante qu’elle aurait découpé avec une meuleuse à béton, Bernard Hettier. Acquittée pour le premier mais condamnée à 20 ans de prison pour le deuxième, elle clame inlassablement son innocence sur les plateaux télé dont elle fait le tour à sa sortie de prison. 

Domesticité, dissimulation, perfidie, tant de caractéristiques admises dans l’imaginaire misogyne, qui font des femmes les coupables parfaites, et du poison la méthode idéale.

Sur le plateau de France 3, en 2002, la “diabolique de Nancy” fait face à Mireille Dumas, qui se souvient d’elle au procès comme “la petite dame aux bigoudis, très gentille” contrastant avec un regard “foudroyant”, “hypnotique” sur lequel ses détracteurs semblaient s’accorder. Simone Weber, mamie  ordinaire avec son col Claudine, se retourne vers les membres du plateau en leur demandant “Je vous fait peur ?”, arrachant un sourire à ses interlocuteurs. 

Rodica Negroiu, “l’empoisonneuse de Maxéville”

C’est ce contraste qui choque quand les femmes se retrouvent sur le banc des accusées. “L’opinion publique et la justice se montrent particulièrement intransigeantes quand ce sont des femmes qui sont accusées d’empoisonnement”, affirme Alyssia Favre. Elle cite également Alexandre Lacassagne, médecin et fondateur de l’anthropologie criminelle à la  fin  du XIXe siècle, qui soutient que “l’empoisonnement, qui est l’arme des lâches, est plus souvent adopté par les femmes”. Domesticité, dissimulation, perfidie, tant de caractéristiques admises dans l’imaginaire misogyne, qui font des femmes les coupables parfaites, et du poison la méthode idéale.

Une autre empoisonneuse célèbre, maxévilloise cette fois-ci, est condamnée en 1999 à 20 ans de réclusion pour le meurtre de deux hommes, Gérard Helluy et Raymond Jactel, ses compagnons de vie à l’époque. Rodica Negroiu, ancienne aide-soignante, aurait administré à ces deux hommes, au demeurant en bonne santé, des médicaments qu’aucun professionnel de santé ne leur avait prescrits.

En elle se croisent deux figures mythifiés de la féminité, l’empoisonneuse et la “croqueuse de diamant”. Décrite comme vénale, elle aurait assassiné son mari pour récupérer son argent — une somme de 700 000 euros avait disparu le jour de son décès. Rodica Negroiu, invitée sur les plateaux télé à sa sortie de prison, affirme avoir été la victime d’un complot. 

Séparer la sorcière de l’empoisonneuse

Peut-on parler d’empoisonnement et d’empoisonneuses sans évoquer les procès de sorcières, historiquement prégnants dans l’Est ? Des femmes accusées de fabriquer potions, onguent ou poisons ont été brûlées vives. Deux vagues principales de chasse aux sorcières se détachent, en Alsace et dans les Vosges. 

Ces femmes qu’on a accusées de sorcellerie ne faisaient aucun mal aux gens, c’est un fantasme, une erreur judiciaire.”

Brigitte Rochelandet, docteure en Histoire des mentalités

Pourtant, quand on interroge Brigitte Rochelandet à ce sujet, qui a travaillé à partir d’au moins 400 registres de procès de sorcellerie, elle tient à distinguer très clairement le crime d’empoisonnement des accusations de sorcellerie. 

Dans l’imaginaire collectif, la sorcière est une empoisonneuse, mais la réalité des procès est très différente. Sur 400 cas je n’ai pas noté une seule mention du terme « empoisonnement”. Les sorcières étaient accusées de réaliser des rites maléfiques, en complicité avec le diable. Il est donc nécessaire de séparer le crime d’empoisonnement de ces chimères et superstitions sorties de l’imagination masculine. Elle ajoute “Ces femmes qu’on a accusées de sorcellerie ne faisaient aucun mal aux gens, c’est un fantasme, une erreur judiciaire.”

Poison et émancipation féminine 

Pour la sociétéUne femme criminelle c’est toujours beaucoup plus fascinant qu’un homme criminel”, poursuit Brigitte Rochelandet. Selon la criminologue, “Une femme criminelle se virilise en quelque sorte. Elle prend son destin en main, ça va à l’encontre de notre culture qui voudrait les concevoir comme passives.” 

Une femme criminelle c’est toujours beaucoup plus fascinant qu’un homme criminel

Brigitte Rochelandet, docteure en Histoire des mentalités

Dans plusieurs affaires judiciaires observées par Alyssa Favre, les motifs des empoisonnements sont souvent des tentatives pour ces femmes d’échapper à des mariages contraints, des violences domestiques, ou de punir un adultère. 

Si à partir du XIXe, ouvrages scientifiques et littéraires s’obsèdent pour les empoisonneuses, c’est à cause de la profonde terreur qu’elles inspirent aux hommes. “Ils ne se sentent plus en sécurité au sein de leur foyer”, précise Alyssa Favre. Auparavant maîtres tout puissants de la sphère domestique, la crainte que leur épouse ne remplace le sel par le cyanure, nourrit cette conviction généralisée que “la main qui verse le poison est presque toujours féminine”. 

On peut sans doute y voir là l’une des premières manifestations de tentatives de femmes d’échapper à un poison plus insidieux, plus discret encore que n’importe quelle dose d’arsenic : celui d’une société patriarcale, instillé en microdosage dans nos veines depuis le jeune âge.

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Potion machiste — article tiré de Première Pluie magazine n°12, à découvir ici.

Texte : Carol Burel

Graphisme (dans le magazine) et visuel à la Une : Mathilde Petit