Owen et Kenny, deux jeunes investisseurs lorrains, ont choisi les cryptomonnaies pour sécuriser leur avenir. L’un, issu d’une grande école de commerce, l’autre autodidacte, témoignent deux réalités différentes. Entre chance, mérite et héritage, qui distribue vraiment les cartes ?

Tout plaquer pour aller miner du Bitcoin dans une friche mosellane.

À 27 ans, le Messin Owen Simonin, plus connu sous le pseudonyme d’Hasheur, gagne très bien sa vie. Sur YouTube, le blond à lunettes compte près de 750 000 abonnés. Son crédo : éduquer les personnes à se lancer dans les cryptomonnaies. C’est le vidéaste numéro 1 du domaine en France. En 2021, Kenny, un Nancéien du même âge, s’est lui aussi lancé dans les cryptos. Coach sportif à domicile à son compte (KM Coaching Sportif), il jongle entre ses séances, sa comptabilité et ses trajets en voiture de Nancy (54) à Metz (57), travaillant jusqu’à 50 heures par semaine.

« Un de mes investissements a fait x15 en deux jours. »

Kenny, Nancéien, 27 ans, coach sportif et investisseur dans les cryptomonnaies

Ancien ouvrier agricole et employé polyvalent, Kenny a connu les bas salaires et la précarité, avant de se lancer à son compte. Il voit dans les cryptos un moyen avantageux de placer son argent pour ne jamais retourner dans l’enfer du salariat. Les deux vingtenaires partagent les mêmes ambitions : l’entrepreneuriat et la valorisation de leur portefeuille cryptos. Mais Kenny et Owen n’ont pas connu pareille réussite. S’ils ont un bac scientifique en commun, ils ne se sont pas lancés avec les mêmes cartes en main.

La chance ou le mérite ?

À écouter Kenny, la réussite dans l’investissement en cryptomonnaies est un mélange entre la chance et l’expertise. “Un de mes investissements a fait x15 en deux jours. Je n’ai pas tout retiré. Il y a une part de chance – pouvait-on prédire une telle montée ? Mais une expertise existe. Beaucoup auront la chance de gagner, mais ne sauront pas quand sortir. Il faut avoir un plan, sinon c’est jeter l’argent par la fenêtre”, analyse-t-il. Pour le jeune homme athlétique, la finance n’est pas réservée aux riches mais à ceux qui « passent à l’acte » plutôt qu’aux rêveurs. “Mettez toutes les chances de votre côté, travaillez dur, et même quand certains gagnent plus et plus vite en prenant des raccourcis, n’y succombez pas systématiquement”, s’ose de son côté Hasheur sur son compte TikTok, 270 000 abonnés. À 27 ans, il est dirigeant de six entreprises et embauche plusieurs salariés. 

« On nous apprend à être salarié, mais pas à gérer un portefeuille. Pour moi, l’école, c’est écoute, tais-toi et obéis. »

Kenny

Le travail symbolise-t-il encore le mérite ? Originaire de Forbach (57) et désormais professeur au Collège de France, le sociologue Pierre-Michel Menger estime que la méritocratie est souvent idéalisée. Ce terme décrit un système socio-économique selon lequel le mérite d’une personne serait justifié par les diplômes, l’expérience et le travail. L’égalité des chances est un pilier de l’école française, mais selon Menger et de nombreux sociologues, la méritocratie masque la reproduction sociale et les écarts d’opportunités.

L’école de la République

En 2015, bac en poche, Owen Simonin s’inscrit à l’Edhec, l’une des meilleures écoles de commerce de France. Comptez environ 15 000 euros l’année. Après seulement deux ans, il arrête tout “pour aller miner du Bitcoin dans une friche mosellane”. Son père Philippe Simonin, entraîneur de football professionnel en France et à l’international – passé par le FC Metz – voit cette décision d’un mauvais œil. Mais Owen y croit. Alors le patriarche le met en contact avec un ami de la famille : Michel Onfray – non pas l’écrivain, mais le directeur de Lumena, un incubateur de start-up mosellan influent. “C’est lui qui a structuré ma première boîte”, admet Owen.

« Mettez toutes les chances de votre côté, travaillez dur »

Owen, Messin, 27 ans, dirigeant de 6 entreprises

La même année, Kenny sort aussi du lycée. L’école de commerce, il y a pensé, mais les finances familiales ont tranché. Son père exerce dans le secteur agricole champenois, sa mère est secrétaire médicale. À eux deux, ils touchent environ 3 000 euros par mois pour une famille de quatre. “Je n’ai jamais eu à me plaindre, mais je ne veux pas subir le système financier”, livre Kenny. Il décroche avec brio une licence Staps.

Notre système n’est pas méritocratique : les enfants du précariat n’ont pas accès aux meilleures écoles et partent donc défavorisés”, tranche Pierre-Michel Menger dans un de ses cours au Collège de France. La méritocratie voudrait que la société soit divisée en deux groupes selon une logique déterministe : ceux qui réussissent et ceux qui échouent. Une conception binaire « fausse » selon Menger, car elle efface les inégalités structurelles.

« Notre système n’est pas méritocratique. »

Pierre-Michel Menger, sociologue, professeur au Collège de France, originaire de Forbach

Kenny s’est formé seul, en lisant des livres sur la gestion de l’argent et en écoutant ses clients chefs d’entreprise. L’école ne lui aurait surtout pas fourni les « bases essentielles » : “On nous apprend à être salarié, mais pas à gérer un portefeuille. Pour moi, l’école, c’est “écoute, tais-toi et obéis”.

Si la méritocratie républicaine prétend donner sa chance à chacun, la réalité montre que certains partent avec plus d’atouts que d’autres. L’accès aux études, aux réseaux et aux opportunités joue un rôle majeur. Dans un monde où les cryptos redistribuent les cartes, avons-nous tous les mêmes chances de piocher les bonnes.

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Mérite Machine — article tiré de Première Pluie magazine n°13, à découvir ici.

Texte : Elisa Verbeke

Graphisme (dans le magazine) : Mathilde Petit