Le travail du sexe semble avoir toujours existé. Pourtant il n’a jamais connu de mutations aussi importantes que depuis cinquante ans. Des temples d’une déesse en Mésopotamie aux plateformes modernes, de la rue aux drive-in, panorama du travail du sexe pratiqué par des femmes.

Partie 1 : Le plus vieux métier du monde 

“Lalun pratique le plus vieux métier du monde”. En 1888, la phrase qui ouvre la nouvelle Sur le mur de la ville de l’écrivain britannique Rudyard Kipling marque la première utilisation de l’expression pour désigner le travail du sexe. Les cordonniers sont les plus mal chaussés et on voit souvent la raie des plombiers, mais toutes les expressions ne sont pas justes : la prostitution n’est pas le plus vieux métier du monde. Si la couture, la cuisine ou la chasse lui préexiste, il n’en reste pas moins que le travail du sexe est mentionné dès 2 100 avant notre ère, en Mésopotamie, dans les tablettes de Gilgamesh*.

Temple d’Ištar, Assur, époque médio-assyrienne. ©DR : Vorderasiatisches Museum, Berlin.

À l’époque, Ištar/Inanna* est la déesse de l’amour, du sexe, du ciel et de la guerre. Dans ses temples, des femmes stériles devenaient vraisemblablement ses prêtresses : ne pouvant être la femme de personne, elles s’offraient à tous. L’historien grec Hérodote va plus loin et raconte que toutes les femmes devaient une fois dans leur vie se rendre au temple de la déesse et s’offrir à un inconnu, qui leur donnait de l’argent en échange. “La destinée de la femme est d’être comme la chienne, comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle.” écrit le marquis de Sade dans La Philosophie dans le boudoir, en 1795. Tout un programme, qui résume des millénaires de répétition d’un modèle de société patriarcal dans lequel les femmes ont dû appartenir aux plus offrants. 

Hérodote raconte que toutes les femmes devaient une fois dans leur vie se rendre au temple de la déesse Ištar et s’offrir à un inconnu, qui leur donnait de l’argent en échange.

Il est tard le samedi 29 septembre 2001 quand la jeune écrivaine Nelly Arcan est reçue dans le principal talk-show français de l’époque, Tout le monde en parle, animé par Thierry Ardisson. Putain, le premier roman de la québecoise, vient de paraître, embrassant la trajectoire d’une escort-girl. Dès l’introduction, elle livre sa réflexion sur la profession. “J’ai passé des cours entiers à plonger sur la masse des travailleuses du sexe, quelle trouvaille que cette appellation, on y sent la reconnaissance des autres pour le plus vieux des métiers du monde, pour la plus vieille des fonctions sociales, j’aime l’idée qu’on puisse travailler le sexe comme on travaille une pâte, que le plaisir soit un labeur, qu’il puisse s’arracher, exiger des efforts et mériter un salaire, des restrictions et des standards.”

Nelly Arcan dans Tout le monde en parle, en 2001.

Un regard acerbe que le présentateur préfère ne pas saisir pour se concentrer sur le corps et l’accent de l’autrice, qu’il confond aveuglément avec la narratrice. Dommage, quand on sait que celle qui se suicide 8 ans plus tard, quasi jour pour jour, laisse une œuvre centrée sur les conséquences psychologiques et sociales de l’hypersexualistion des femmes. 

“J’aime l’idée qu’on puisse travailler le sexe comme on travaille une pâte, que le plaisir soit un labeur, qu’il puisse s’arracher, exiger des efforts et mériter un salaire, des restrictions et des standards.”

Nelly Arcan, Putain, 2011.

À Genève, au cimetière des rois, une tombe signale une occupante qui a cumulé les casquettes : « Écrivaine, peintre, prostituée ». Grisélidis Réal a fait une demande avant de mourir : être enterrée là, parmi les illustres. Une volonté qui n’a été honorée que quatre ans après le décès de l’autrice de La Passe imaginaire — et dans le scandale. Il faudra même sept années de plus pour que la tombe soit dotée d’une stèle. Celle qui se revendiquait “putain révolutionnaire” savait-elle que dans la mort encore, elle serait marginalisée ? Dans la préface de son Carnet de bal d’une courtisane, paru en 2005, elle écrit que “La prostitution est un art, un humanisme, une science.” C’est en Allemagne que la native de Lausanne a commencé le travail du sexe, au début des années 60, avant d’être emprisonnée pour avoir vendu de la marijuana à des soldats étatsuniens.

Sarrebruck. ©DIEGO ZÉBINA

En juin 1975, alors qu’elle vit désormais à Paris, elle est à la tête de ce qu’on a appelé « La Révolution des prostituées » : l’occupation par 500 femmes de la chapelle Saint-Bernard afin d’obtenir la reconnaissance de leurs droits. Car si Grisélidis Réal a commencé à se prostituer pour nourrir ses enfants, elle revendique qu’on puisse se prostituer par choix et comme sur sa tombe, elle a bataillé pour que « péripatéticienne » figure sur ses papiers d’identité. Et si le travail du sexe était aussi une histoire d’émancipation ? La suissesse a vécu dans 3 des pays européens — Suisse, Allemagne, France, qui pensent différemment leur rapport au travail du sexe. Le 31 mai, on a fêté les 20 ans de la mort de Grisélidis Réal, mais on en est où ?

Partie 2 : Top modèles 

Des femmes parlent entre elles en mangeant des graines de tournesol qu’elles décortiquent habilement avant de jeter les coques au sol. Elles se tiennent devant un club aux lumières chaudes dont la porte ne reste jamais fermée longtemps. De l’autre côté de la route, un graffiti « Abolish prostitution » rappelle malgré lui qu’à Zurich, la prostitution est légale et réglementée, comme partout en Suisse depuis 1942.

Langstrasse, Zurich. ©DIEGO ZÉBINA

La Langstrasse est une artère importante de la ville la plus peuplée du pays. Le 17 janvier dernier, sur une proposition de la gauche, le Conseil municipal a décidé d’autoriser à nouveau la prostitution de rue sur cet axe, afin de mieux encadrer et protéger les travailleuses du sexe. En 1992, celle qui datait de cinquante ans a largement été révisée afin que la prostitution soit exercée plus librement encore. Le travail du sexe est cantonné à des zones délimitées et les autorités effectuent des contrôles réguliers. Le soir, les voitures blanc et orange siglées Polizei prennent des douches de couleur sous les néons des clubs. Suivent-elles parfois les avenues pour gagner l’ouest de la ville ?

Drive-in du sexe à Zurich. ©DIEGO ZÉBINA

En 2012, alors qu’elle perdait sa couronne de ville la plus chère du monde, Zurich faisait parler d’elle avec un référendum local prévoyant l’instauration de ce qu’on a appelé des « sexbox ». 52% de la population s’était alors prononcé pour l’instauration de ce dispositif, inspiré de ce qui se fait déjà notamment en Allemagne. Un an plus tard, c’est Altstetten, un ancien quartier industriel du nord-ouest qui a accueilli le premier drive-in sexuel du pays. Des guirlandes lumineuses éclairent des cabanons. Les règles sont simples : le véhicule ne doit contenir qu’une seule personne pour pouvoir pénétrer dans l’enceinte. Tout est mis en place pour favoriser la sécurité des travailleuses du sexe. À Zurich, la prostitution est avant tout un business. Et dans un bon business, on protège tout le monde.

“La prostitution ne disparaît jamais, elle devient juste plus violente.” 

Beatrice Bänninger, spécialiste de la prostitution 

Isla Victoria est un centre de consultation pour les travailleuses du sexe à deux pas de la Langstrasse, où se trouve le bureau de Beatrice Bänninger, spécialiste de la prostitution. Elle insiste sur quatre points fondamentaux qui fondent le système en place dans la ville : “La protection du public, des habitants, la protection des travailleuses du sexe, la protection de la sécurité publique et la protection de la santé des travailleuses du sexe.” Par-dessus tout, elle rejette le modèle en place en Suède, qui est devenu le premier pays à interdire l’achat de services sexuels en 1999. “La prostitution ne disparaît jamais, elle devient juste plus violente.

Préservatifs en accès libre à Isla Victoria, Zurich. ©DIEGO ZÉBINA

Début mai 2025, la conservatrice bavaroise Dorothee Bär devenait ministre fédérale*. Trois ans plus tôt, elle qualifiait son pays de “bordel de l’Europe”. En Allemagne, la prostitution est légale et on comptait 2 310 maisons closes en 2022*. La nouvelle ministre, comme beaucoup en Allemagne, rêve de revenir sur la loi adoptée 20 ans plus tôt à l’initiative du parti des Verts et qui permet notamment aux travailleurs et travailleuses du sexe de bénéficier d’un contrat de travail. En France, on en est loin. Le fait de recourir aux services d’un·e travailleur·se du sexe est puni d’une amende. Un rapport accablant sur les chiffres de la prostitution est sorti en avril, où on apprenait que 42% des victimes sont mineures, avec un âge médian d’entrée dans le travail du sexe situé sous les 15 ans. Énième preuve que la pénalisation ne fonctionne pas, d’autant plus dans un contexte où le travail du sexe s’exerce de plus en plus en ligne, où il est plus complexe à contrôler.

Partie 3 : On fait l’amour au téléphone

“On fait l’amour au téléphone, on se fait jouir d’un air monotone” chantonne la franco-suisse Yoa*. Mais elle n’a rien inventé. En 1872, le peintre Gustave Courbet revient vivre à Ornans, sa ville natale, à 15 kilomètres de Besançon. En 2023, on a retrouvé les lettres* qu’il a échangé pendant 5 mois avec Mathilde Carly de Svazzema, une dame qui vit à Paris. Le contenu est… explicite. “Tu sais que je t’adore, tu sais que je fais des choses injustes pour t’être agréable ; tu sais que je donnerais je ne sais quoi en ce moment pour sucer ton con, mordre tes poils dorés, ta motte et dévorer tes grands tétons pointus. » Les « amants » ne se rencontreront jamais physiquement et leur relation s’interrompt quand l’auteur de L’Origine du monde comprend qu’il est abusé par sa relation épistolaire, qui l’escroque sur la vente d’un de ses tableaux — mission qu’il lui a confiée. Pour s’en sortir, elle menace de révéler le contenu de leurs lettres. Quelques années plus tard, elle est arrêtée pour proxénétisme et commerce illégal d’objets d’art. Tout aurait pu mieux se passer si les choses avaient été claires dès le début, car avec le temps, le travail du sexe est devenu compatible avec le télétravail.

Lettre manuscrite de Gustave Courbet. ©Courbet, les lettres cachées : histoire d’un trésor retrouvé, à la Bibliothèque municipale de Besançon, du 21 mars au 21 septembre 2025. 

Helena Velena est une chanteuse, productrice et activiste italienne, spécialiste du cyberpunk. Elle-même personne trans, elle a publié en 1995 un essai intitulé Du cyberpunk au transgenre dans lequel elle décrit le cybersexe comme une “psychanalyse alternative, horizontale et démocrate où les usagers peuvent se dépouiller de leur cuirasse caractérielle sans craindre le jugement des autres”. Une façon de voir le sexe en ligne comme une annulation du corps dans son intégralité, pour ne faire exister que les zones du sexe. Une théorie visionnaire qui contribue à expliquer la popularité du cybersexe dans des périodes de repli.

“Le cybersexe est comme une psychanalyse alternative, horizontale et démocrate.”

Helena Velena, chanteuse, productrice et activiste italienne

Des téléphones roses aux minitels sexuels, jusqu’aux plateformes contemporaines comme MYM ou OnlyFans, on parle bien de travailleuses et de travailleurs du sexe pour désigner les personnes qui produisent ces activités. Amandine et Niki* sont deux jeunes femmes qui exercent sur les plateformes. La première a grandi dans une grande ville alsacienne et décrit son parcours comme celui d’une jeune femme isolée. “Je me suis inscrite sur OnlyFans en terminale. Sur la plateforme, j’ai découvert que je pouvais plaire. Je suis corpulente, au lycée, je n’avais pas encore connu ça.” Quand elle se lance, elle est mineure mais n’a pas beaucoup de mal à contourner les règles en vigueur. Si elle a été très active sur la plateforme entre 2022 et 2024, celle qui est maintenant employée dans une banque a calmé le jeu. “Je relance parfois mon compte, quand je veux partir en vacances par exemple, ça m’aide bien.”

Zurich. ©DIEGO ZÉBINA

Niki, elle, vient d’une famille très (sic) aisée. Désormais étudiante en école d’art, elle a grandi dans la vallée de la Fensch, dans le nord de la Lorraine. “Quand je suis arrivée dans une ville plus grande que celle d’où je viens, j’ai cherché à repousser certaines limites.” Niki s’est inscrite sur un site d’escort, sur lequel elle peut prendre rendez-vous avec des hommes, pour la soirée, ou le week-end. “Pour moi, la seule condition c’est que ça soit du one shot.” Et qu’ils payent en cash. “Mes parents ont encore accès à mes comptes.” Avec l’argent, elle se paie des “trucs hypers chers qui ne servent à rien”. Une façon encore de rappeler qu’il y a autant de trajectoires et de motivations que de travailleuses et travailleurs du sexe.

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1 : Généralement considérée comme l’une des œuvres littéraires les plus anciennes de l’humanité.

2 : Ištar est le nom de la déesse chez les Akkadien·nes, les Babylonien·nes et les Assyrien·es, Inanna est son nom dans la mythologie sumérienne.

3 :  Ministre de la Recherche, de la Technologie et de l’Espace.

4 : Selon l’office national des statistiques Destatis.

5 :  Sur son titre bootycall, paru en 2022.

6 : Courbet, les lettres cachées : histoire d’un trésor retrouvé, à la Bibliothèque municipale de Besançon, du 21 mars au 21 septembre 2025. 

7 : Pour la sécurité des personnes, les prénoms ont été modifiés. 

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L’œuf ou la p*** — article tiré de Première Pluie magazine n°14, à découvir ici.

Texte : Arthur Guillaumot

Photo à la Une : Diego Zébina

Graphisme (dans le magazine) : Mathilde Petit