Ovidie est une réalisatrice, écrivaine et documentariste française. Brièvement actrice, puis réalisatrice de films X, elle a ensuite beaucoup pensé dans ses travaux notre rapport au corps et au sexe. En 2023, elle publie son livre La Chair est triste hélas, qui éclaire sur les raisons de son choix, depuis maintenant cinq ans, de se retirer de la sexualité ou plus largement du marché de la baisabilité. 

Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont poussé à prendre cette décision ? 

Ça a commencé par un désintérêt, ou une lassitude, qui s’est transformée en acte politique et en grève. Au début, avec mon camarade Tancrède Ramonet, on travaillait sur une série documentaire sur le sujet (ndlr : LSD, “Vivre sans sexualité”, France Culture) et le but du jeu c’était d’arrêter ensemble, et de documenter notre retrait de la sexualité. En quoi ça change notre rapport au monde, à la société, ce que ça produit dans nos corps, etc. Mais moi en réalité, à ce moment là j’avais déjà arrêté depuis un moment. 

C’est une grève reconductible, je fais le bilan chaque année de ce que ça m’a apporté de bien, ce qui a été difficile ou pas. Et plus les années passent et plus je me rends compte que les effets bénéfiques — en ce qui me concerne car je ne souhaite rien imposer à personne — sont de plus en plus importants. J’en suis à cinq ans il me semble, et depuis il y a eu deux ou trois tentatives mais qui m’ont à chaque fois conforté dans l’idée que j’avais vraiment pas envie d’y retourner. 

« Ce qui se joue dans la chambre à coucher n’est jamais que la suite logique de ce qui se passe dans la plupart de nos interactions sociales. »

Vous avez écrit un essai, La chair est triste hélas, qui a fait grand bruit à sa sortie, et qui porte justement sur le fait de se retirer de la sexualité. 

Ce livre m’a permis de coucher sur papier le résultat de mes observations et de voir jusqu’où allait l’introspection. Dès l’introduction, je précise que ce n’est ni un essai, ni un manifeste. C’est un texte à la première personne, pas la création d’un mouvement politique où j’obligerais les militantes à s’abstenir de sexe. Je ne suis pas la police du cul, et je ne veux pas faire la morale. Je ne pensais pas qu’il circulerait autant. Petit à petit, je me suis rendue compte que ce texte hyper individuel s’est transformé en mouvement collectif. Pendant les rencontres publiques qui ont suivi la sortie du livre, j’ai rencontré des femmes de tous les âges. Certaines organisaient même des apéros La chair est triste hélas, pour lire des passages en groupe et en discuter. 

Hors sexe, beaucoup de femmes décident d’arrêter les relations amoureuses avec les hommes tout court, car elles s’interrogent sur la compatibilité entre leurs convictions féministes et les schémas de l’hétérosexualité.  Pensez vous qu’il est possible d’être féministe et héterosexuelle ? 

Oui. Parce que déjà on fait ce qu’on peut. On peut être féministe et ne pas être la mère féministe parfaite, ne pas toujours être en adéquation avec nos actes, être féministe et se retrouver à se faire poser des faux seins parce qu’on se trouve vraiment trop moche sans ça. On peut être féministe et faire des choses qui ne sont pas du tout féministes. Ça ne fait pas de nous des mauvaises féministes pour autant. Alors, est-ce qu’on peut être féministe et hétéro ? Oui, la preuve (rires), pleins de femmes sont les deux. C’est un fait. 

« Je ne suis pas la police du cul, et je ne veux pas faire la morale. »

En revanche, la question qu’on peut se poser c’est : est-ce qu’on peut vraiment espérer des relations amoureuses égalitaires hétéros ? Moi je fais partie de celles qui n’y croient pas. Dans une société qui produit tellement d’inégalités que je ne vois pas pourquoi par miracle on arriverait à reconstituer cette égalité au pieu. Ce qui se joue dans la chambre à coucher n’est jamais que la suite logique de ce qui se passe dans la plupart de nos interactions sociales. Tant qu’on ne vivra pas dans un monde plus égalitaire, je ne vois pas comment on pourrait s’aimer dans l’égalité. 

Vous dites que dans La chair est triste hélas, il n’est pas juste question d’arrêt de la sexualité. Quoi d’autre ? 

Être une femme désirable c’est un job à temps plein. Notre valeur sociale dépend de notre baisabilité, de notre désirabilité. On se rend malade toute notre vie pour correspondre à ces critères. Ça commence dès le matin quand on met de la crème anti-rides parce qu’on a peur de vieillir. Ça continue en prenant un yaourt 0% au lieu d’un yaourt normal parce qu’on a peur de grossir. On va mettre des talons pour avoir une belle silhouette, faire des squats, des injections, un peeling qui brûle la peau, se teindre les racines, mettre des strings qui rentrent dans le cul, des soutifs qui grattent, etc. En fait, ça n’en finit jamais. Moi c’est tout ça que j’ai voulu arrêter. C’est juste me lever le matin et me dire que j’en ai rien à foutre de ce que pensent les hommes de moi. 

« Être une femme désirable, c’est un job à temps plein. »

Est-ce que ça vous arrive encore parfois de retomber dans les anciens schémas, de revenir en arrière ? 

Plus jamais de ma vie je ne m’épilerai la chatte. Mais il y a des choses que je continue à faire, comme paniquer à l’approche de l’été et m’abstenir de manger. Parfois je vais même jusqu’à ne pas sortir parce que j’ai peur d’avoir l’air grosse. Des peurs irrationnelles qui sont ancrées dans ma tête depuis que je suis petite fille. Il m’arrive encore d’avoir des réflexes de cette vie d’avant. 

Qu’est-ce qui a changé depuis votre décision? 

C’est une perception du monde qui est très différente. Ça fait des années maintenant que je me priorise, que je vais prioriser mes projets, et que plus jamais je ne laisserais bouffer du temps par des relations avec des mecs. On voit bien certaines de nos potes, même les plus féministes d’entre elles, dès qu’elles tombent amoureuses on les voit plus (rires). Elles ne s’investissent plus dans autre chose, leurs projets prennent vachement de retard, on arrive plus à les voir parce que l’amitié c’est sous côté par rapport à l’amour… C’est comme ça qu’on a été éduqué, l’amour comme cette chose absolue, au-dessus de tout… Ça au moins je m’en suis libérée. Même si je ne suis pas encore complètement en paix, je le suis beaucoup plus qu’avant.

Pensez-vous que si on décidait collectivement toutes de “fermer nos corps” en quelque sorte, ça pourrait être un moyen efficace de lutte ?

Ça a déjà été fait ponctuellement dans l’histoire mais ça n’a jamais tenu dans la durée. Moi ça me ferait rigoler ça c’est sûr. Mais cinq minutes. Parce que très vite on aurait sur tous les plateaux télés des gens pour nous expliquer que les féministes sont puritaines. « Vous voyez, on vous l’avait dit dès le départ ». Je pense que malheureusement la crédibilité de nos combats se retournerait comme une crêpe. En revanche, ça créerait un mouvement de panique qui serait vraiment intéressant du côté des hommes. 

D’ailleurs, il y’a eu aussi des hommes qui m’ont fait des retours sur La chair est triste hélas. D’un côté y’a eu des réactions viscérales de mecs qui ne peuvent pas supporter qu’une femme dise : “Ouais votre bite elle m’intéresse pas.” Mais y’a eu aussi des mecs un peu malin, qui ont lu le texte, ne l’ont pas pris comme une attaque ad hominem et qui ont pris conscience de la mise en scène de ce rapport, de comment on peut faire passer notre plaisir en dernier. Puisqu’en fait ce n’est pas forcément d’abord pour le plaisir qu’on va chercher un rapport, ça peut être pour autre chose :  de l’amour, des compliments, une revalorisation, faire plaisir, entretenir le couple, prendre soin de l’autre… Y’a pleins de raisons pour lesquelles on va avoir un rapport, et finalement la raison qui sera juste “prendre mon pied” ça va arriver en bas de la liste. 

« Plus jamais de ma vie je ne m’épilerai la chatte. »

Vous dites aussi que c’est sûrement “l’un des secrets les mieux gardés au monde” que les gens ne baisent pas tant. En effet, en 2024, des chiffres sont sortis sur la sexualité des français, montrant une baisse de l’activité sexuelle. Selon vous, à quoi cette tendance est due ? 
Je ne pense pas qu’il y ait une grosse tendance à la baisse de l’activité sexuelle, je pense que c’est le déclaratif qui a changé. Avant, les gens déclaraient plus que ce qu’ils ne faisaient. Je pense que personne ne fait ça 2-3 fois par semaine. Peut-être au début, mais si on va parler aux gens qui sont ensemble depuis quinze ans, je ne pense pas que ce soit le cas. En ce moment, on parle beaucoup plus de baisse de la libido, de ne plus se forcer, de consentement, etc. Aujourd’hui, il est plus facile de dire “je ne baise pas beaucoup”, qu’il y a quinze ans où c’était un signe de santé du couple.

Pleins de couples se séparent parce qu’ils ne baisent plus, on arrête tellement pas de les culpabiliser en leur disant “mais oui c’est 2-3 fois par semaine” et “un couple qui ne baise plus c’est un couple qui s’aime plus”. Là je ne sais pas quels sont les chiffres, mais j’ai quand même l’impression que le résultat de toutes ces études dépend de ce que la société valorise au moment où on leur pose la question. En ce moment, on parle beaucoup plus de baisse de la libido, de ne plus se forcer, de consentement… Aujourd’hui, il est plus facile de dire “je ne baise pas beaucoup”, qu’il y a quinze ans où c’était un signe de santé du couple. 

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La métamorphose d’Ovidie — article tiré de Première Pluie magazine n°14, à découvir ici.

Interview : Carol Burel

Photo à la Une : Charlotte Krebs

Graphisme (dans le magazine) : Mathilde Petit