Quelle claque. C’est le mot d’ordre à la sortie de Léviathan. Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix ont façonné un spectacle-monstre, d’une beauté plastique mystique et d’une langue à la justesse cinglante. Le système judiciaire français est livré en comparution immédiate : on dévoile les vices d’un pouvoir malade et on établit les alternatives pour les abolir. Rien que ça.

En immersion dans le système pénal français, Lorraine de Sagazan, metteuse en scène, et Guillaume Poix, auteur, ont observé les défaillances et les besoins de changements radicaux pour arrêter la machine infernale. Pour l’illustrer ils ont choisi la comparution immédiate, une procédure exécutive de moins de 30 minute pour juger une infraction à la sortie d’une garde à vue. D’abord exception, elle est devenue habitude, et condamne, pour toutes sortes d’affaires, très souvent des personnes précaires, 70% du temps à de la prison ferme. Ses audiences sont publiques.

Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Ce n’est pas par une proposition formelle ou réaliste que Lorraine de Sagazan s’y attaque, mais par une illusion fantastique. De la terre jonche le sol sous un lit de fumée, dans un tribunal abrité par une nef de draps. Le titre du spectacle le souligne : le léviathan est une figure biblique, reprise par Thomas Hobbes au XVIIe pour représenter la transformation de l’État. Ici le monstre est le système judiciaire, qui engloutit sans but.

Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

En son sein, les personnages ont quitté une part d’humanité. Les représentants de la justice — procureur, juge, avocat — ont les traits figés par des masques. Ce ne sont pas vraiment des personnages, mais des invocations. À la fois terrifiants et froids, ils montrent une raideur acquise par la répétition de ces mêmes journées, avec les mêmes affaires aux mêmes dénouements. Les prévenus sont eux cagoulés, bâillonnés face à l’impossibilité que leur parole soit entendue.

Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

On suit 4 comparutions immédiates à la suite : de la conduite sans permis à l’aggravation de bien public. Au fond, sur l’écran, s’affiche le temps qui avance. Les discours rodés s’enchainent, entre la détresse des accusés, la rigueur sordide du procureur et la détermination des avocats. Puis tout se suspend, et d’un glas, la peine s’affiche. 6 mois ferme. Il aura fallu 15 minutes. Dossier suivant.

Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le narrateur, seul comédien sans masque, trace le fil entre les situations et propose une autre vision des faits. Il est question de repenser la place de victime, ici tout le temps absente : c’est l’État qui accuse les prévenus. De se demander ce veut dire faire respecter la loi, d’imaginer un droit restitutif et non punitif, de déplorer les investissements privés dans les prisons, de penser des alternatives à la peine, et de condamner l’utilisation de la force comme seul outil de la justice.

Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

L’environnement scénique est envoutant, digne de la fresque divine défendue. Le plateau vit comme un personnage, peut-être le seul à diriger tous·tes celles et ceux qu’il a invoqué devant sa justice. Les sons se détendent et crispent cet espace commun, parfois champ de bataille, parfois cimetière, parfois enfer, souvent les 3 à la fois.

Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

C’est du théâtre-mythe, où les drames intimes deviennent des traumatismes sociétaux. Les aspects plastiques presque divins — décor, masques, interprétation — sont confrontés à la réalité et la dureté du propos. On a élevé en condition suprême la machine judiciaire comme si la justice de Dieu s’appliquait encore. Mais ce sont bien des hommes et des femmes qui en souffrent. Pour réussir à l’enrayer, à la déconstruire, il fallait présenter cette cruauté devenue automate sous sa forme mystique, pour que la réalité du monstre nous interpelle.

Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

La fin approche, et le narrateur nous dit que c’est à son tour de s’asseoir sur le banc des accusés. Mais lui n’est pas comédien et il ne veut pas jouer son histoire, il n’a pas de masque pour le faire. Son histoire, c’est celle de la justice, celle du temps qui passe, du temps qui se perd, des peines conduites à la chaîne, des coupables attitrés, des enquêtes fastidieuses, des coeurs de marbre. Le silence comme arme, l’impatience comme preuve, il arrive à crisper une partie du public avignonnais. Celui qui pense que la justice n’est pas assez sévère avec les délinquants — avis partagé par 9 Français·es sur 10 selon un sondage tout neuf de CSA commandé par CNEWS, Europe 1 et le JDD, triumvirat de l’information d’extrême droite. Ce public là ne peut résister à 6 minutes d’attente dans une salle de théâtre sans crier son ennui, c’est logique qu’il ne puisse montrer d’empathie pour celles et ceux qui passeront 6 mois derrière des barreaux. Ces partisans d’une justice des tirs de sommation, des fessées, des matraques et des lits de pierre, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix les foulent aux pieds.

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Durée : 1h50

Avec Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin
Texte Guillaume Poix
Collaboration au texte Lorraine de Sagazan
Conception et mise en scène Lorraine de Sagazan  
Dramaturgie Agathe Charnet, Julien Vella 
Chorégraphie Anna Chirescu
Son Lucas Lelièvre
Musique Pierre-Yves Macé   
Scénographie Anouk Maugein  
Lumière Claire Gondrexon
Costumes Anna Carraud
Vidéo Jérémie Bernaert
Mise en espace cheval Thomas Chaussebourg
Masques Loïc Nebreda
Perruques Mityl Brimeur
Travail vocal Juliette de Massy
Travail masque Lucie Valon
Assistanat à la mise en scène Antoine Hirel 
Assistanat au son Camille Vitté 
Assistanat à la scénographie Valentine Lê 
Assistanat à la lumière Amandine Robert
Assistanat aux costumes Marnie Langlois, Mirabelle Perot
Régie générale et vidéo Vassili Bertrand  
Régie plateau « Kourou » 
Régie lumière Paul Robin 
Régie son Camille Vitté 

Tournée : 

13 au 16 novembre 2024 : Rennes – Théâtre National de Bretagne

20 et 21 novembre 2024 : La Roche-sur-Yon – Le Grand R

28 et 29 novembre 2024 : Sartrouville – Théâtre de Sartrouville et des Yvelines

05 décembre 2024 : Saint-Brieuc – La Passerelle

11 et 12 décembre 2024 : Châtenay-Malabry – L’Azimut

30 janvier au 06 février 2025 : Lille – Théâtre du Nord

25 au 27 février 2025 : Reims – La Comédie

04 au 07 mars 2025 : Toulouse – ThéâtredelaCité

18 mars 2025 : Foix – L’Estive

25 au 28 mars 2025 : Saint-Étienne – La Comédie

02 au 06 avril 2025 : Lyon– Les Célestins

10 et 11 avril 2025 : Grenoble – MC2

16 et 17 avril 2025 : Valence – La Comédie de Valence

02 au 23 mai 2025 : Paris – Odéon

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Texte : Joshua Thomassin 

Photos : Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon