François Bégaudeau a tout fait ou presque, au cinéma, au théâtre, en musique et en littérature. Son premier roman, Jouer juste est paru chez Verticales en 2003. Son nouveau roman, L’amour, 90 pages et 50 ans de la vie d’un couple vient de paraître. Grande discussion.

En lisant votre dernier livre, j’ai tout de suite pensé que l’amour était un prétexte pour rentrer chez des gens, pour aller toucher leur quotidien, leurs références. Ce texte bref est en fait une étude très précise. 

Il est le plus précis possible. Je comptais montrer à quel point l’amour tel qu’il est vécu vraiment par les gens, moi compris, vit toujours aussi dans un bain matériel. C’est un livre assez matérialiste, de ce point de vue là, au sens noble de matériel, j’espère.

L’amour comme une expérience matérialiste ?

Dans la matière, il y a plein de choses, comme par le exemple le fait qu’il faut gagner sa vie, donc c’est important le métier qu’on fait, puisqu’on y rencontre souvent l’homme ou la femme de sa vie. Il faut en parler, parce que ça fait partie de ce qui est vécu réellement par les gens. Dans cette matière là, arrive aussi ce qui est notre univers matériel, ça peut être des marques, ça peut être des choses qu’on regarde à la télé, ça peut être plein de choses. Il n’y a pas de préméditation chez moi, mais ça vient se déposer dans la page, par rapport à ce programme qui était le mien : raconter l’amour tel qu’il est vraiment vécu. Dans sa trivialité, son prosaïsme, sa beauté, dans tout. Tout ça se mélangeant. Le mélange est mon grand truc. Comment les sentiments sont mélangés à de la matière, comment la matière fait émerger du sentiment. 

Intégrer au récit des noms propres, des noms de marque, c’est une façon de l’authentifier ?

Techniquement parlant, les références culturelles deviennent des adjuvants, des auxiliaires, le name dropping permet de mesurer le passage du temps. Ce sont des marqueurs intéressants.

Le mélange est mon grand truc.

Dans L’amour, avez-vous cherché à faire de Jeanne et Jacques des mannequins routine ?

J’avais envie de tordre cette idée, largement colportée par la Littérature, que l’amour et la routine s’excluraient. Qu’à partir du moment où on rentre dans la routine, l’amour disparaît. Mon observation, c’est que souvent la routine est le creuset de l’amour, son levier. Beaucoup de gens vivent leurs histoires d’amour, leur compagnonnage amoureux avec quelqu’un dans la figure de la routine. Je ne suis ni pour ni contre, mais j’ai un goût personnel pour la routine. 

Ça se manifeste comment, la routine, quand on est écrivain ? Ou plutôt comment est-ce que ça ne se manifeste pas ?

Quand on est écrivain, on s’accoutume très bien à la routine. Surtout quand on est romancier. Un romancier, ce n’est pas comme un poète, il s’inscrit dans le temps long. Quand il fait un roman, il doit s’organiser, sinon il n’ira pas au bout. Il faut une heure pour se réveiller le matin, une heure pour le café. Travailler 4 heures le matin, 3 l’après-midi et on s’arrête quand l’épuisement est là. J’aime la routine, et je crois que le corps humain aussi. 

Surtout quand on a un métier qui nous autorise éventuellement à rester au lit un peu plus longtemps le matin. 

Quand on a la chance immense de vivre de sa plume, il faut être “son propre patron”, en fait “son propre garde-chiourme” : il faut se botter le cul soi-même. 

Parce que c’est clairement un boulot, écrire c’est un peu un truc de forçat, à certains endroits. 

L’analogie doit toujours être un peu bémolisée, parce que c’est bien plus confortable de travailler depuis chez soi, sans avoir à prendre le RER, ou que d’aller dans un entrepôt de logistique, ou ailleurs, dans un boulot pénible. Il n’en reste pas moins qu’il y a un petit côté artisanat, travail, on compose un livre. La matière première n’est pas le fer, pas le métal, pas le bois, ce sont les mots. Il n’y a pas de charges lourdes, pas de cartons, donc c’est moins pénible physiquement et plus gratifiant socialement. Mais oui, c’est un boulot. 

Comment avez-vous réuni la somme de détails, la matière pour vous attaquer à l’amour, ou plutôt au couple ? 

Le parti pris du livre était de retrancher presque toute rhétorique sentimentale d’un livre qui s’appelle L’amour. Non pas qu’il n’y ait pas de sentiments entre Jacques et Jeanne. Moi je crois qu’il y a des sentiments entre eux. Le sentiment est partout, c’est pour ça qu’il fallait que j’appelle ce livre comme ça, malgré la difficulté de porter un tel titre. Mon idée c’était que le sentiment ne serait jamais explicité vraiment. Le narrateur lui-même ne produirait pas un lexique sentimental pour décrire leur vie. Donc il fallait faire comprendre au lecteur que le sentiment est partout. Il infuse tout ce réel, jusque dans le trivial. Je me suis posé des questions matérielles : Comment ils vivent ? Comment ils mangent ? Au moment de la naissance de leur enfant, plutôt que d’explorer la joie de cette naissance, j’ai préféré interrogé les problèmes d’organisation que ça soulève. Pour nourrir tout ça, c’est une question de perception. J’ai travaillé autant avec des souvenirs qu’avec des spéculations statistiques. La question était tout le temps : Comment ça pourrait se passer dans l’espace de la vraisemblance ? Je n’ai pas fait que des livres vraisemblables mais celui-ci en est un. Je voulais que tout soit crédible. Donc les souvenirs moulinent, avec les films, les livres, les amis, l’entourage, l’intime. 

Au point que la ville de Luçon, où vous êtes né, est citée. 

C’était une façon de signaler au lecteur que cette région m’est familière. 

C’est le seul endroit où la première personne du singulier est employée d’ailleurs. 

C’est le seul oui. C’est très pesé. Lord de la 8ème version, on se demande encore si on doit le laisser. Je l’ai gardé parce que j’ai trouvé ça intéressant de signaler à mon lecteur que j’était en train de faire un roman sans employer le “je”. En mettre 1 permettait de mieux considérer qu’il n’y en a pas. 

Il y a dans ce livre un passage fondamental, presque à la fin : Jacques énerve Jeanne, avec tout ce qui l’agace chez lui, puis l’inverse dans le paragraphe suivant, tout ce qui chez Jeanne insupporte Jacques. 

Je vois bien que ce passage marque. Parce que tout le monde s’y reconnaît. Parce qu’on sait bien qu’être en couple durable avec quelqu’un, c’est reconnaître qu’on a plus d’intérêts affectifs et matériels à rester ensemble qu’à se séparer. Mais on s’agace. Vous êtes peut-être jeune pour l’avoir vécu, mais moi je connais ça, je le vois chez mon père avec ma belle-mère. La dernière fois que je suis passé chez eux, ils se chamaillaient autour d’un barbecue qu’elle avait acheté et dont il remettait l’efficacité en question. Se rejouera en permanence la question de l’efficacité du barbecue. 

J’aime bien dire que ma main s’est affermie, le geste est plus sûr.

Comment avez-vous travaillé le ton des dialogues ? Je pense notamment à l’échange sur la mort de Pompidou. 

J’aime ce langage, que j’appelle la concision populaire. Ce passage était aussi une façon de signifier que dans la vie réelle, la vie et le nom du Président importent peu. Ils ne sont d’ailleurs pas très politisés. Votent-ils ? Je pense que oui parce qu’à cette époque on votait massivement. Si je devais trancher, je pense qu’ils voteraient pour une droite modérée. Ils pourraient avoir voté Giscard en 74 et Mitterrand en 81. Au moment de ce dialogue sur la mort de Pompidou, ils vont s’embrasser pour la deuxième fois, et donc consolider le couple. Pompidou est mort : leur vrai problème à eux c’est de trouver un endroit pour baiser. Il y a la grande politique et la vraie vie. La démarcation m’intéresse. 

Et comment on maintient le ton, la langue, le rythme ? C’est la pratique, ou alors c’est la trame et l’identité des personnages ? 

On apprend à écrire en écrivant. Ça fait maintenant un peu plus de 20 ans que j’écris. J’aime bien dire que ma main s’est affermie, le geste est plus sûr. Comme pour un peintre. Avec L’amour, la question s’est un peu moins posée que d’habitude, parce que c’est un livre court. J’ai dû pondre une première mouture en 2 semaines. Dans un délai comme ça, l’unité de ton est possible. Mais l’unité se joue beaucoup dans les repassages. C’est là qu’on homogénéise le ton et qu’on lui donne une cohérence stylistique. Je suis très attentif à ça. C’est pour ça que j’aime les livres courts. 

Ce livre, je suis sûr qu’il aurait pu être bien plus long, pourquoi avoir conservé cette forme brève ? 

Quand je me lance dans un livre, la longueur du texte ne m’obsède pas. Quand on écrit, il faut toujours dire : qui m’aime me suive. Si on commence par des calculs, ça devient bizarre. Il y a des écrivains-commerçants et ils font ça très bien. Ceci-dit, le livre a du succès. Sa brièveté est un très bon argument commercial. Je le vois d’ailleurs auprès de la presse – parce que la presse ne lit pas toujours les livres en entier. Là, ils le lisent. D’ailleurs mon premier roman, qui était court, aussi, il y a 20 ans, Jouer juste, avait eu un succès de premier roman grâce à sa brièveté. Inversement, mon livre précédent, Ma cruauté, que je tiens pour mon meilleur livre, avait tout contre lui, il a eu moins de chance. Peut-être que l’Histoire lui rendra justice, comme on dit. 

Vous pensez qu’il y aura encore des gens pour lire des livres dans 20 ans ?

C’est une vraie question, qu’il faut poser calmement. En la soustrayant à des enjeux épidermico-politiques, où tout le monde pète les plombs. J’ai l’intuition un peu calme que l’environnement numérique dans lequel on vit, avec la temporalité qu’il induit et les métabolismes qu’il crée, les corps contemporains ont plus de mal avec la concentration durable. Qu’est-ce qui saute dans cette affaire ? Cet art long qu’on appelle la Littérature et qui demande une concentration de 10, 20, 30, 40 heures selon la longueur du livre. Mais je pense qu’il y aura toujours des heureux pour se rendre disponible pour lire L’homme sans qualités (de Robert Musil, ndlr), + de 1200 pages, ou toute La recherche (du temps perdu, Marcel Proust, ndlr), ou des romans contemporains très longs. Il y aura toujours des happy few. Mais en fait la Littérature a toujours été un truc de happy few. La Littérature a toujours été minoritaire. Il suffit de lire Balzac pour comprendre qu’elle est minoritaire dans les années 1830 quand il fait Illusions perdues.

D’ailleurs à cette époque-là, il y avait déjà des gens pour penser que 20 ans plus tard, plus personne ne lirait. Il y a aussi une part de mépris générationnel dans cette question. 

Oui, c’est vrai. Mais il est possible qu’à un moment, pour de vrai, les gens ne lisent plus. Dans les années 1950, Julien Gracq disait que la Littérature touchait 10 000 personnes. Moi je m’en fout que ça soit pour 10 000 personnes, du moment que ces 10 000 personnes existent. 

C’est ça la Littérature. C’est la conviction que l’ingénierie des phrases est indispensable pour capter le monde.

Moi ce qui m’inquiète, c’est que dans quelques années, plus que jamais, la Littérature soit confisquée par des gens favorisés. 

Il y a deux enjeux : Est-ce que des corps seront toujours disponibles pour déchiffrer des mots sur une page ? Ça, ça s’appelle lire. Et lire tout et n’importe quoi. Et il y a une deuxième question : Y aura-t-il une disponibilité pour que ce que je continue à vouloir appeler la Littérature ? Ce qui peut toujours sembler un peu distinctif. Mais j’y tiens, il ne faut pas déconner. Il y a un registre d’énonciation et d’expression chez Proust, qu’il n’y a pas chez un youtubeur. 

Oui, mais ça c’est une question de métier, Proust fait des Lettres son premier métier, là où le youtubeur s’exprime d’abord ailleurs.  

Ce que je vois c’est que la phrase de Proust est travaillée. Il pense qu’une élaboration syntaxique un peu sophistiquée est essentielle pour capter ce qu’il veut capter. Des faits de réminiscence, des faits amoureux, ou des éléments de la psychée. Pour capter l’aubépine. C’est ça la Littérature. C’est la conviction que l’ingénierie des phrases est indispensable pour capter le monde. Si on ne croit plus à ça, on ne croit plus à la Littérature. Je m’interroge sur la capacité des corps humains à être sensible à cet ouvrage là dans 20 ans. 

Marcel Proust, justement, à cause de la longueur de ses phrases, sera sans doute une des premières victimes du déficit de concentration nécessaire et de la disponibilité qu’il faut pour lire. 

J’ai relu Au-dessus du volcan (de Malcolm Lowry, ndlr) cet été. Ce n’est pas un roman que j’aime beaucoup, mais qu’importe. Quoiqu’il arrive, le truc est désormais illisible. D’abord, le génie de Malcolm Lowry dans sa profusion de descriptions. 

Alors, on réédite Malcolm Lowry en ce moment, notamment Sombre comme la tombe où repose mon ami et sa poésie, et c’est quand même plus direct. 

Oui ! Je le préfère largement comme poète. Mais quel ouvrage ?! J’ai appris que son premier éditeur trouvait le premier chapitre d’Au-dessus du volcan totalement illisible. Mais je suis sûr que si on envoyait ce roman à des éditeurs, ce chapitre ne survivrait pas. 

Mais c’est valable pour des tas d’autres grands textes. Le mont analogue (René Daumal, ndlr), envoyé par La Poste, ça dégage, pareil pour Le rivage des Syrtes (Julien Gracq, ndlr). 

Gracq c’est évident. D’ailleurs j’ai un ami, qui est de Nancy à la base et qui maintenant est basé à Colmar, qui s’appelle Matthieu Cruciani, avec qui j’ai beaucoup travaillé. Il avait adapté un Gracq, Un beau ténébreux (en 2016, ndlr), la pièce était magnifique, mais il avait énormément de mal à trouver des financements. Plus personne ne lit Gracq. Ceux qui le lisaient revenaient en se demandant ce que ça racontait. Ceci dit, Gracq n’était pas extraordinairement lu, déjà à son époque. 

Oui c’était déjà confidentiel ! 

Mais oui. Et là j’ai dit pas mal de choses qui font vieux con. J’aime aussi la Littérature contemporaine, y compris des choses qui ne sont pas écrites à la manière de Julien Gracq. J’aime aussi une écriture simple. J’ai lu Triste tigre ( de Neige Sinno, ndlr) là, c’est formidable. D’honnêteté, de captation de vérité incroyable. J’ai très envie de rencontrer cette Neige Sinno. Elle justifie la simplicité de son écriture en disant que les afféteries lui paraîtraient superflues par rapport à ce qu’elle est en train de raconter. C’est très intéressant. Il y a des passages où on comprend que ça ne peut être écrit que comme ça. Ma petite inquiétude, c’est : des propositions plus sophistiquées grammaticalement, est-ce qu’il y a encore des yeux pour ça ? Mais c’est une question qui se pose aussi pour d’autres arts.

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Discussion par Arthur Guillaumot, photo Francesca Mantovani pour Gallimard

L’amour, le nouveau roman de François Bégaudeau est sorti le 17 août 2023 chez Verticales, 90 pages, 14,50 euros, achetez-le dans une librairie indépendante.