La sortie de Connemara, le nouveau roman de Nicolas Mathieu, plus de trois ans après son prix Goncourt, devait forcément constituer un événement. Un roman qui continue le travail entamé avec Leurs enfants après eux : celui d’une grande peinture. Et la force de frappe a augmenté. Discussion avec l’auteur.

À votre avis, quand on fait un nouveau roman, on augmente ou on corrige le précédent ? 

Ah. C’est une vraie bonne question. Un peu les deux. On l’augmente. J’ai l’impression que des boutures prennent d’un roman à l’autre. Des personnages qui sont joués d’une autre manière, des thématiques qui sont creusées, des sujets qui sont redépliés. Dans les deux derniers, j’ai essayé de pousser plus loin certains efforts. Il y a une volonté, comme on dit, d’empuissantement. Et en même temps, sans doute qu’on corrige aussi. Quand on rencontre les gens, on entend des choses sur son roman. Sur l’idée de réussite, par exemple, on me disait beaucoup que les personnages de Leurs enfants après eux n’avaient pas de chance, qu’ils étaient des ratés. Il y a la volonté de prendre en compte ce genre de choses, de ressentis. Redire autrement, ça procède d’une forme de correction. Il y a un côté palimpseste. On refait le même, par dessus. 

Vous pensez avoir trouvé un bloc de marbre, une matière, à travailler plusieurs fois avant d’arriver au bout ?  

Vous savez je ne crois pas que ça soit délibéré ou volontaire. J’ai l’impression que souvent on fait ce qu’on peut, avec les moyens dont on dispose. J’ai des hantises, j’ai des obsessions, j’ai mon histoire et mes curiosités. À la jonction de tout ça, j’essaie d’écrire des romans. À la fin, si tout va bien, ça fait un monde. 

“Chez moi, quasiment rien ne préexiste à l’écriture.”

Qu’est-ce qui donne naissance aux matières qui composent vos romans ? 

Je pose un personnage, et au fur et à mesure, avec les interactions avec les autres personnages, son histoire se déplie dans le mouvement de l’écriture. Il va prendre de la chair et se mettre à exister. Je n’attends pas d’avoir capitalisé de la matière avant de me lancer. Chez moi, quasiment rien ne préexiste à l’écriture.

Donc quand vous lancez le personnage d’Hélène par exemple, dans Connemara, vous ne savez presque rien d’elle ? 

J’ai quelques idées. Je l’image un peu physiquement. J’ai des points de repère dans ma vie à moi. Mais globalement, c’est dans l’écriture que ça se développe oui. 

Et sur l’environnement, le monde qui est le sien, il y avait une envie de vous y intéresser, dès le début ?

Oui. Ça oui. Comme je le disais, un roman, ça bourgeonne à la croisée des hantises, des curiosités. Le monde de l’open space, du consulting, j’avais envie de travailler là-dessus. Ça me travaillait depuis très longtemps. C’est quelque chose que j’ai subi. Donc j’avais envie de me venger sans doute. 

Elle peut servir à ça, la Littérature, à se venger de certaines choses ? 

Pas toute la Littérature, mais celle que je fais sert un peu à ça oui. Ça devient un art un peu martial, qui vise à inverser le rapport de force. Des forces s’exercent sur moi ? J’oppose la Littérature. Le temps passe ? Je fixe des histoires, des affects, des personnages. C’est une bataille contre la vie. Pas la Littérature en général, mais celle que je fais moi. Tout dépend du métabolisme que l’on a. Le mien est un peu guerrier. 

Littérature belliqueuse. 

Oui, absolument. Ça me va bien. C’est pour ça que ça commence aussi par la colère. C’est un bon carburant pour mener une bataille. Je ne me soigne pas en écrivant, je mène une guerre contre la bêtise. C’est une affaire sérieuse. 

“La Littérature, c’est une bataille contre la vie.” 

Ceci dit, sans vous soigner, est-ce que tout ça serait moins supportable sans la Littérature ? 

Oui, clairement. D’ailleurs, quand je n’écris pas, je me sens vite perdu. Je peux même broyer du noir. L’écriture donne du sens à ma vie et me permet d’empoigner les choses qui me posent problème. Mais c’est aussi un corset. Ça me discipline. Un athlète veut sa médaille, mais son entrainement, c’est ce qui lui permet de se constituer un corps. Comme tout art, la Littérature est un mode d’être. 

Vous défendez une Littérature comme hygiène ? 

Oui, c’est totalement ça. Une forme d’ascèse. 

Quand on reçoit le prix Goncourt, qu’est-ce qui est le plus pénible ?

La première angoisse, c’est de se dire qu’on va être privé d’écrire pendant un bon moment. C’est inquiétant. Il y a des cas de gens qui ne se sont jamais remis de ça, qui n’ont plus fait de bons livres après. Il y a une hantise de perdre la main. 

Et de prendre la confiance ? 

Plutôt une peur de perdre du muscle. Par manque de pratique. 

Comme un sportif blessé alors, si on revient à l’hygiène. 

Voilà ! Et il y a aussi une angoisse de la répétition. Partout, pendant un an et demi, vous êtes amené à répéter tout le temps la même chose. 

“Comme tout art, la Littérature est un mode d’être.” 

La tournée de Connemara est pas mal non plus. Mais c’est bon signe non ? 

Oui. Je tenais à ce que le livre ait du succès. C’est une satisfaction personnelle, mais il y a aussi l’objectif politique. Que le livre soit lu. Qu’il rentre dans les têtes. Qu’il ait de l’effet sur les gens. Je suis du côté populaire de la chose. 

Que ce nouveau roman paraisse, avec ses thématiques et son ancrage, en année présidentielle, c’est un choix ? 

Je n’avais pas calculé mon coup quand j’ai commencé à l’écrire. Mais quand il s’est avéré que si je le finissais trois mois plus tôt que trois mois plus tard, on pourrait le sortir en février 2022, c’est devenu un choix. 

“Je ne suis pas le petit garde-chiourme, ou le douanier du sens de mes romans.”

Vous êtes content de l’interprétation qu’on peut en faire ? 

La réception me convient. Il y a toujours des malentendus sur la nostalgie. Sur le Grand Est. Mais ce sont moins mes questions finalement. Mais bon, voilà. Je ne suis pas le petit garde-chiourme, ou le douanier du sens de mes romans. Ça se construit aussi avec la lecture. Je n’ai pas vocation à donner tort aux lecteurs. 

Pourquoi à votre avis une certaine partie du lectorat voit Hélène et Christophe dans Connemara ou les protagonistes de Leurs enfants après eux comme des ratés ? 

Parce qu’ils se font une idée de la réussite qui est constituée par les a priori de notre temps et que ça ne coïncide pas avec les vies que moi je décris. C’est de l’idéologie tout ça. Une manière de penser le monde à partir de prérequis que la société ou l’épique nous met dans la tête. 

Est-ce que ça arrive qu’en situant vos livres dans des environnements aussi proches du vôtre, vous puissiez craindre d’abimer au grand jour des choses ou des êtres qui vous sont précieux et qui pourraient se reconnaître ? 

Oui. J’en suis même parfois inquiet. Ce n’est pas autobiographique pourtant. Mais comme ma littérature se nourrit de ce que je connais, j’ai parfois peur de ça oui. 

Pourquoi cette évidence frappante chez vous, de mêler les histoires intimes et la marque de l’époque ? 

C’est intuitif. Je ne peux pas vous dire pourquoi. C’est ce qui m’intéresse. J’aime quand on passe sans cesse du minuscule au majeur. Du taffetas de la robe, à la fresque. Comme chez Flaubert ou chez Annie Ernaux. Les années, c’est un roman qui m’a bouleversé et qui raconte ça, comment l’intime croise l’Histoire. Je suis très sensible à ça.

De quoi chacun de vos livres, s’ils s’augmentent, doivent-ils être l’expérience, la première fois ? 

Je pense quand même qu’à chaque fois, dans chaque livre, j’essaie de pousser un peu plus loin, un peu au-dessus du précédent. Comme quand on soulève de la fonte. Vous commencez avec 20 kilos et vos muscles renâclent. Mais au bout d’un moment, ils se font à cette force-là. Alors vous mettez 25, puis 30, puis 35. J’ai l’impression d’essayer d’aller toujours plus loin. Chaque roman serait la première tentative de passer un palier. Je ne sais pas si j’y arrive, mais j’ai ça en tête. 

Une pédagogie de la violence pour que le lecteur puisse suivre ? 

Ce n’est pas un accroissement de la violence par rapport au lecteur, mais plutôt un accroissement de la capacité d’expression. Dire les choses de mieux en mieux. Avec des phrases de mieux en mieux faites et qui atteignent de plus en plus puissamment. 

“Je suis du côté de la besogne, de l’artisanat, du geste.”

Qu’est-ce que vous avez hésité à garder dans Connemara ? 

La scène de la masturbation d’Hélène dans le premier chapitre. J’ai beaucoup hésité. C’est une scène qui est venue spontanément. J’ai lu des livres sur le regard masculin, sur l’appropriation. J’en ai beaucoup parlé. J’ai fait lire à des amies, qui m’ont dit que c’était mon job de faire ça. Ce n’est pas le regard d’un homme sur la masturbation féminine. C’est le travail d’un écrivain qui se met à la place d’une femme. Mais je me suis posé la question. Je l’ai gardée parce que ça raconte Hélène, sa puissance libidinale intacte, sa liberté. C’est une machine désirante. Il y a tellement de livres, de films où les femmes sont juste l’objet du désir, et pas les actrices du désir. 

Dans l’écriture, vous croyez à l’énergie, à la véracité du jet spontané ? 

Non. D’ailleurs, je retravaille beaucoup. Mais, de fait, il y a des choses qui apparaissent dans l’écriture et qui n’étaient pas prévues. Le personnage de Lison est apparu dès le premier chapitre alors que je n’y avais jamais pensé. 

Et ce qui apparaît par hasard, vous ne le considérez pas comme “sacré” ?

J’essaie de nuire de toutes mes forces à l’idée de l’artiste magicien ou démiurge. J’ai fait un mémoire de maîtrise sur Terrence Malick, où j’interrogeais l’image sociale du philosophe, mais on peut se demander aussi ce que c’est l’image sociale de l’artiste. Comment la société perçoit l’artiste ? Pendant très longtemps, l’artiste apparaît démiurgique, avec un statut spécial. Moi j’essaie de casser ça. Je suis du côté de la besogne, de l’artisanat, du geste. Et pour la non séparation entre le créateur et le lecteur. 

Qu’est-ce que vous n’avez pas encore réussi à faire, à dire ? 

Je pense souvent à ma première lecture de Voyage au bout de la nuit. Le sentiment que j’avais eu de quelqu’un qui disait vraiment le monde tel qu’il est. De manière parfaite. Ça avait été une révélation. Une subjugation, presque. Je voudrais écrire un roman comme ça, qui foute le monde à genoux, et moi le premier. 

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Discussion par Arthur Guillaumot / Illustrations par Joane Guiheux-Parmentier / @joane.prmt pour Première Pluie

Interview réalisée en février 2022, paru dans notre magazine numéro 2 de mars 2022.

Connemara est paru le 02 février 2022 chez Actes Sud, 22 euros. Il est depuis disponible en livre de poche, une adaptation au cinéma est prévue, par Alex Lutz. Le nouveau livre de Nicolas Mathieu, Le ciel ouvert, vient de paraître chez Actes Sud