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Paris, le 17 septembre 2020, 

Au risque de vous décevoir, ce jour-là, il faisait beau…

Bah, si. C’est ça tout le soucis. Je m’explique. 

Je pars de chez moi très tôt le matin. Donc C.C.C.P.N.A. : traduisez pour les plus novices : Café Clope Caca Pass Navigo AirPods. Et c’est entre Dalida et Biolay dans mes oreilles, qu’à l’ouverture des portes du métro, à Maraîchers, sur la 9 : mon cœur chavire. Mon cœur chavire ce matin. Bah, comme tous les matins déjà. Et surtout ce matin, parce qu’en heure de pointe, avec Dalida et Biolay dans mes oreilles, c’est le générique de mon film qui commence. Et en ce moment… J’ai un nouveau scénariste. 

Un scénariste qui m’aide à écrire mon film de chaque matin. Celui que je ressasse avant de m’endormir dans l’illusion de tes bras. Il est grand, calme, élancé, jeune et à la fois tellement vieux, précieux donc périssable. Et surtout, il a déjà aimé. Ça se voit chez quelqu’un quand la personne a déjà aimé. Dans ses yeux. Lui par exemple, quand il entend une chanson, et que ses yeux finissent par écouter cette chanson, plutôt que de l’entendre, là, ça se voit qu’il a déjà aimé. 

Pour être sincère, je connais un peu ses œuvres précédentes. Enfin, surtout la dernière. En fait, j’ai carrément stalké son œuvre précédente. Putain… Qu’elle est belle. C’est le genre d’œuvre qui ne peut être qu’une œuvre d’art, tu vois ? Et niveau oeuvre, à cet instant, je me compare plus à un morceau de turbine, qui sert dans le BTP. Et l’œuvre qui me précède, c’est le genre qui n’a pas peur de la vie. C’est le genre qui a une belle écriture, qui sait se faire des tresses toute seule depuis la maternelle, c’est le genre qui sent bon après un footing, déjà c’est le genre qui fait des footings. 

Et je me répète que ce qui compte, c’est pas son œuvre précédente, mais plutôt ce qu’il fait dans la vie. Et alors là, franchement, rien à dire. Décor, musique, casting. 10/10. Bon, on aurait peut-être pu faire un effort sur les costumes, mais bon, n’est pas Coco Chanel qui veut. Enfin bref. Il rend le ciel bleu dans mon ciel en ce moment. Et c’est tout ce qui compte. 

Les vagues de la mer se brisent sur le rocher, mais ni les pierres, ni les banquises, ni les monts enneigés n’auraient résisté aux vagues de ses boucles.

Tchekhov

Dalida a fini de s’excuser de vivre dans mes écouteurs. Quand le métro arrive à Nation. Et à cet instant précis, ce jeudi 17 septembre 2020, à 8h43, c’est la dernière œuvre de mon scénariste qui franchit la porte de ce métro. Elle, et toute la lumière qu’elle porte. Elle, et ses cheveux parfaits. Elle, et ce regard qui te dit “Eh, moi j’ai tout vécu. Eh, moi j’ai pas peur de la vie.” À cet instant, je pense à Tchekhov, qui dit “Les vagues de la mer se brisent sur le rocher, mais ni les pierres, ni les banquises, ni les monts enneigés n’auraient résisté aux vagues de ses boucles.” Je veux mourir tant ça m’est insupportable de voir l’audace de cette œuvre. C’est même plus une œuvre, elle, c’est l’œuvre et le prix. C’est la Palme d’or, c’est le Molière et le Golden Globe, c’est à la fois le César et l’Oscar. Moi niveau prix, je suis plutôt 3ème prix du court-métrage dans un lycée. Oui, celui réalisé avec un Huawei et la pire prise de son du monde. Ça c’est moi. 

Et quelle violence d’être banale. Quel affront me fait la vie. Et mon scénariste, qu’est-ce qu’il peut voir en moi après avoir vu tout ça ? Suis-je une simple distraction à ses yeux quand cet autre regard s’est fané ? 

Alors, non, je ne lui ai pas sauté dessus, avec ses boucles parfaites, pour l’étrangler avec ses cheveux. Je suis simplement sorti à mon arrêt. Rue des boulets. Non non, il n’y a pas de vannes… Elle, elle est sortie à Bonne Nouvelle, c’est sûr. 

Et puis, les matins en heure de pointe passent, mon seum et ma jalousie avec. Et c’est sans surprise, mais avec déception, qu’après quelques désillusions, mon scénariste choisit de rester fidèle à la gloire du succès. À ses premiers prix. Très peu pour lui le lycée. 

Et puis merde, moi, je l’aime, la pluie de ma solitude. Elle me rappelle qu’il faut profiter plus quand c’est dégagé.

Le souvenir de cette œuvre croisée dans le métro ce jour-là résonne comme une poésie de secondaire. Une vieille rengaine que je commence à bien saisir. Mais je comprends. Quel bonheur c’est, de commencer une œuvre. De s’y sentir perdu, alors d’en entamer une autre. Et puis dans la seconde, trouver enfin l’âme de la première. Alors, retourner à la première, la terminer, lui donner un second sens. Donc un vrai sens. 

 Alors, il a arrêté de rendre mon ciel bleu dans mon film. Je crois qu’avec moi comme productrice, un film ne peut contenir que quelques scènes de soleil. Seulement des lendemains de caresses, volées en heure de pointe, façon paresse. Et la pluie prend le dessus. Même si c’est juste une averse. On s’en souvient plus que le soleil. La pluie, ça tache, ça mouille, ça fait friser les cheveux. Enfin, les miens en tout cas. 

Et puis merde, moi, je l’aime, la pluie de ma solitude. Elle me rappelle qu’il faut profiter plus quand c’est dégagé.

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Emma Bojan / Interrompue par la pluie / Illustration : Marvin Gomis

Concept créé en mode Yes life avec par Emma Bojan et Arthur Guillaumot.

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Interrompue par la pluie est une chronique proposée par Emma Bojan, dans l’averse, notre podcast bi-hebdo.