Mariama Bâ a ouvert une nouvelle voie dans la littérature sénégalaise et dans la représentation des femmes africaines. Femme de lettres, institutrice, auteure, militante, elle a marqué le XXe siècle. Dans ses deux romans, dans ses prises de position et dans sa vie, elle a initié un nouveau modèle, dans l’Afrique postcoloniale.

L’auteure sénégalaise Mariama Bâ est l’une des premières et rares femmes de lettres du continent africain au XXe siècle. La littérature étant encore à l’époque presqu’exclusivement dominée par les hommes, comme c’était le cas en politique ou dans la société en général. C’est justement à ce niveau du déni de l’importance de la gente féminine que se trouve l’intérêt de l’engagement de la romancière africaine. Dans ses œuvres comme dans sa vie personnelle, elle se fera chantre de la dénonciation des conditions de vie injustes imposées aux femmes par la société, réclamant de fait une égalité entre hommes et femmes dans cette Afrique postcoloniale.

Née le 17 avril 1929 à Dakar, cette musulmane de famille riche (son père fut ministre de la santé), se fait remarquer très tôt par de très bons résultats scolaires. Diplômée de l’école normale de Rufisque en 1947, elle se lance dans l’enseignement primaire où elle restera près d’une décennie. Profondément attachée  aux questions relatives à la gente féminine, elle participe à de nombreuses associations comme le Cercle Femina dont elle est la fondatrice et la Fédération des associations féminines du Sénégal.

Un Premier roman tardif qui donne le ton

En 1979, sort son premier roman, Une si longue lettre, œuvre majeure, devenue depuis un classique de la littérature francophone africaine et qui la révèle au public. Dans ce livre, elle dénonce les abus du patriarcat excessif en Afrique en général et dans son propre pays en particulier. Le Sénégal en effet, était (et est toujours dans une certaine mesure) un pays solidement axé sur les pratiques culturelles traditionnelles malgré la colonisation européenne, et aussi et surtout sur l’islam qui autorise notamment la polygamie. Ces traditions ancestrales imposent un certain nombre d’interdits et soumettent largement la femme, en faisant avant tout une épouse.

Mariama Bâ est fortement marquée par toutes ces réalités qui maintiennent les femmes dans des bulles étouffantes et fait un pas vers leur transgression en les dénonçant ouvertement. Cette longue lettre que Ramatoulaye, sur son lit  de veuvage adresse à son amie Aïssatou est un puissant cri d’alarme face à ses conditions. Lâchée par son mari Modou qui épouse en toute impunité en secondes noces l’amie de sa propre fille, abandonnée à son sort, discréditée par sa belle-famille, les trente années de mariage de Ramatoulaye avec Modou, n’ont été pour elle qu’une succession de malheurs qu’elle réussit à subir avec stoïcisme et courage.

Et quand son mari décède après avoir mené une vie fastueuse avec sa jeune épouse, la tradition l’opprime une nouvelle fois. D’abord, elle doit observer pendant quarante jours, le deuil de son mari après avoir connu « trente années de silence, trente années de brimades« . Cette pratique traditionnelle, en place dans de nombreuses communautés en Afrique, impose à la femme un certain nombre de restrictions avilissantes, notamment alimentaires, vestimentaires et comportementales. Ramatoulaye, « Le dos calé par des coussins, les jambes tendues« , devra restée assise pendant toutes les cérémonies de funérailles qui dureront par ailleurs de  nombreux jours.

Affaissée par son malheur, alors que ces interminables festivités se succèdent dans sa maison, Ramatoulaye déclare « Je vis seule dans une monotonie que ne coupent que les bains purificateurs et les changements de vêtements de deuil, tous les lundis et vendredis ». Car en effet pendant toute cette période, elle ne sera autorisée à se baigner et à se changer que deux fois par semaine, alors qu’à côté les proches, parents et amis du défunt se succèdent dans leurs riches apparats et leurs attitudes ostentatoires. Ces pratiques profondément enracinées témoignent de la sous-estimation de la femme qui même après la mort de son mari, continue de se soumettre à lui. Mariama Bâ trouve toutes ces réalités bien absurdes et n’hésite pas à les critiquer. La romancière sénégalaise loue également le courage de la femme africaine qui malgré le sort que lui impose sa société garde toujours la tête haute : « J’espère bien remplir mes charges. Mon cœur s’accorde aux exigences religieuses. Nourrie, dès l’enfance, à leurs sources rigides, je crois que je ne faillirai pas. Les murs qui limitent mon horizon pendant quatre mois et dix jours ne me gênent guère », affirme Ramatoulaye, nullement abattue par sa situation.

Un autre abus important que dénonce Mariama Bâ est le lévirat. Même si cette pratique a progressivement disparu depuis et n’est toujours d’actualité que dans certaines régions isolées d’Afrique, au moment où la romancière écrivait son livre, elle était encore répandue surtout dans certaines sociétés conservatrices comme le Sénégal. En effet, au quarantième jour du deuil que devait porter Ramatoulaye, Tamsir, le frère aîné de son mari Modou, lui déclare : « Je t’épouse. Tu me conviens comme femme {…} En général, c’est le petit frère qui hérite de l’épouse laissée par son aîné. Ici, c’est le contraire. Tu es ma chance. Je t’épouse. » Cette sorte de déclaration d’amour ne laisse aucune place au choix ou au consentement de la femme. Celle-ci est vue comme un objet, qui dès son mariage appartient à la famille de son mari. Tout se passe comme si elle n’avait plus de voix.

Mais en féministe solidement engagée, Mariama Bâ surprend en faisant dire à son héroïne, en réponse à l’avance de son beau-frère : « Tu oublies que j’ai un cœur, une raison, que je ne suis pas un objet que l’on se passe de main en main. Tu ignores ce que se marier signifie pour moi : c’est un acte de foi et d’amour, un don total de soi à l’être que l’on a choisi et qui vous a choisi ». L’écrivaine sénégalaise nous propose une nouvelle voie aux femmes : se révolter contre le sort qu’on lui impose, cesser d’être soumise et prendre son destin en main. Ramatoulaye triomphera en effet de Tamsir en refusant catégoriquement ce mariage.

Toute la réflexion menée jusque-là montre la position de Mariama Bâ selon laquelle la femme mariée n’est qu’une victime de son mariage. Autrement dit, le mariage n’apporte aucun bonheur spécifique à la femme, il l’aliène au profit de l’homme.

Un second roman et toujours des choses à dire

Dans son second et dernier roman Un chant écarlate, l’auteure présente Mathilde de La Vallée comme une femme soumise à son mari Jean, qui seul décide de ce qui doit être fait ou non. Mathilde est une femme complètement effacée qui n’a pas droit au chapitre et se contente de tout accepter. Elle est malheureuse. Dans le cinquième chapitre de son essai Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir fait la même analyse. Elle dénonce catégoriquement certaines institutions masochistes du mariage : le devoir d’obéissance de la femme à son mari, les conditions de divorce plus favorables aux hommes, l’impossibilité pour la femme mariée d’accéder à certains emplois (avocat, etc.). ‘

En plus d’être soumise à son mari, la femme africaine doit se vouer totalement à sa belle-famille. L’une de ses tâches importantes d’épouse est de tout faire pour satisfaire belle-mère, beau-père, beau-frère, etc. En Afrique, on dit souvent qu’une femme n’épouse pas qu’un homme mais tous les parents de celui-ci. Tout se passe comme si elle appartenait à la famille de son mari, dans la maison de laquelle elle emménage dès son mariage. Dans Un chant écarlate, on lit notamment à ce propos: « La belle-fille installe la mère de son époux dans un nid de respect et de repos. Evoluant dans ses privilèges jamais discutés, la belle-mère ordonne, supervise, exige. Elle s’approprie les meilleures parts du gain de son fils. La marche de la maison ne la laisse pas indifférente et elle a son mot à dire sur l’éducation de ses petits-enfants . »  Ces mots de la belle-mère de Mireille témoigne témoignent de la forte domination  que la belle-famille exerce sur sa belle-fille dans les sociétés africaines.

Mariama Bâ est une femme surprenante, en avance sur son temps. En plus d’être une écrivaine engagée et une militante assumée pour la cause des femmes, elle a initié par sa propre histoire une autre vision de la femme africaine. Dans une société sénégalaise islamique et trop stricte sur la question du mariage, Mariama Bâ s’est mariée trois fois et a même divorcé de son dernier mari, le député et ministre Obèye Diop. Une voie pour l’émancipation : « La femme ne doit pas être l’accessoire qui orne. L’objet que l’on déplace, la compagne qu’on flatte ou calme avec des promesses. La femme est la racine première, fondamentale de la nation où se greffe tout apport, d’où part aussi toute floraison. Il faut inciter la femme à s’intéresser davantage au sort de son pays. »  proclame-t-elle.

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Eric Mariano Amoussou, pour Première Pluie