Autrice, metteuse en scène, performeuse, Rébecca Chaillon remue ses urgences. Ses travaux sont des interpellations collectives, des enquêtes en elle et en nous, où la performance traque la vérité. Depuis ses débuts, elle interroge les notions d’origines, de désirs, de corps, avec tout ce que la société projette. Ses spectacles Carte Noire Nommée Désir et Plutôt Vomir que Faillir tournent en ce moment. Attrapez-les. D’ici là, on discute. 

À partir de quel moment tu as compris que le jeu c’était aussi, et parfois avant tout, une histoire de performance ? 

Je pense que c’était en voyant les pièces de Rodrigo Garcia et de Romeo Castellucci. En première année de fac j’ai dû voir Tragedia Endogonidia (de Castellucci, ndlr). Je n’ai rien capté mais j’ai compris que les gens sur scène étaient à fond. Le jardinage humain, (de Garcia, ndlr), aussi, première année de fac. Là, les situations me parlent plus, je vois des gens en plateaux, très puissants en train de faire le truc, de mettre les mains dans le béton, de faire l’amour avec des sacs de course, de prendre des douches de coca-cola. Je me dis “ok”. 

La performance, c’est une façon d’interpeller, d’attrapper le public d’une autre façon ?

Oui. J’adore la littérature, mais je ne ne suis pas une experte. Je n’ai pas forcément lu ce qu’il fallait lire. Il y a plein d’autrices et d’auteurs qu’il faudrait avoir lu que je n’ai toujours pas lus. Je n’ai pas encore lu Zola, ni vraiment Shakespeare… J’ai tout fait en loucedé, donc j’ai besoin que ça passe par le corps, par les images. Tout en ayant à cœur que les gens se sentent légitimes à accueillir du texte et de la poésie. Je ne veux pas que l’un aille sans l’autre. 


Le cadre, il faut le questionner sans cesse.


Ce que je reconnais dans ton travail, c’est presque une politesse du texte, mais avec des façons parfois détournées. Le jeu c’est une façon de parler à d’autres publics, qui n’ont pas forcément les codes des textes, mais qui comprennent immédiatement la force des images. 

Intéressant ce terme de politesse. Je suis reconnaissante, j’ai tout appris d’abord. J’ai commencé le théâtre quand j’avais 12 ans, avec des gens amoureux du théâtre classique, de Peter Brook, d’Ariane Mnouchkine, d’un théâtre de troupe, d’un théâtre d’ensemble. Je ne sais pas si j’aime aller voir ça, mais j’aime l’avoir traversé. Je ne suis pas arrivé par la performance, je suis quand-même arrivé par le texte, ça fait partie de moi. Je vénère des choses qui ont existé, et qui ont permis de se détacher. Ce qui m’ennuierait, c’est qu’on n’essaie pas de bouger le cadre. Le cadre, il faut le questionner sans cesse. 

Depuis le début de tes travaux, est-ce que tu sens une évolution dans la façon de représenter, de dire, d’incarner les histoires, les corps, les sensibilités ? 

Je vois autour de moi des personnes qui sont prêtes et disponibles pour revisiter tous les codes et pour faire venir d’autres récits, d’autres corps, écrire différemment, chercher. Ça bouge mais ça bouge doucement. Je vois surtout des personnes qui restent dans le paysage, avec toujours plus de pouvoirs. Si Carte noire nommée désir, ça marche c’est aussi parce que pour le moment, on n’est pas nombreux à avoir eu les réseaux et l’expérience pour le faire. Mais il y a des tonnes de performeurs qui rêveraient de ne pas travailler tout seul dans leur chambre. Des tonnes de compagnies qui rêveraient d’un plateau pour se raconter. 

Le jeu permet d’accéder à une vérité très intense.

Quelle énergie guide ton travail en général ? 

À chaque fois que je fais un truc, je me dis que c’est le dernier, que je veux arrêter, que c’est fini. Mais j’y retourne toujours. Il y a quelque chose de l’ordre d’une énergie qui me dépasse, un sujet qui me donne trop envie. Je n’ai pas le choix, il faut que j’y aille. C’est un gros désir. La colère chez moi n’est pas instantanée, je veux que ça bouge en profondeur. Il y a de la colère mais je ne suis pas rageuse. L’autre énergie qui domine, c’est la peur. Je me demande souvent pourquoi je fais ça. Parce que c’est de la pression et des responsabilités d’emmener des gens performer et raconter leur vie. 

Qu’est-ce que le jeu rend possible que l’écriture ne suffit pas à dire ?

Au sens vraiment de jouer, de s’amuser. Quand tu connais très bien ta partition, tu peux dépasser le cadre, encore une fois. C’est là que le jeu peut te permettre d’accéder au ici et maintenant de ce que tu es venu.e créer. Le jeu permet d’accéder à une vérité très intense. Je crois que je ne maîtrise pas bien l’enjeu des répétitions, mon rôle est plutôt de créer des espaces de jeu pour les comédien.nes. Le jeu pur permet de livrer des émotions inédites. 

Est-ce que le jeu permet d’accéder à des vérités personnelles, est-ce que tu comprends des choses sur toi en jouant ? 

Oui, bien sûr. Notamment sur le regard qui est porté. On parle de processus de racialisation, de manière de genrer les gens. Quand tu es exposé.e sur un plateau, tu prends ces choses là de manière plus directe. Et puis quand tu commences à écrire, avec ta propre vie, avec tes propres expériences, tu vas fouiller. Je me suis retrouvée à mener des petites enquêtes pour réactiver des souvenirs de l’enfance, de voyages, de relations amoureuses. Comme mon matériau, c’est moi, j’apprends beaucoup de choses. Tu sais quand je fais une recherche de mots sur Word et que je vois que j’ai employé 50 fois le mot “corps” ou “puissant”, ça renseigne.

__

Discussion par Arthur Guillaumot / Photo de Une : Su Cassiano / Interview à retrouver dans le magazine n°5 de Première Pluie, printemps 2023