Il attrape une capsule de café d’un geste vif et maîtrisé. Il insère la capsule dans la machine. C’est un geste mécanique et précis. Bientôt le café commence à couler.

Il est allé acheter des capsules en début d’après-midi, dans la chaleur de l’été. Le goudron fondait. Des jeunes jetaient des pierres sur les voitures garées devant le supermarché de proximité et son parking minable. Il pense toujours que les jeunes ne transpirent pas. Un fond de musique, le carrelage millimétré et la climatisation. Il est à l’aise dans les supermarchés, il sait que les marques veulent son bien. Il n’y avait plus de tomates dans le rayon tomates.

Acheter ces capsules avait été un effort assez conséquent pour lui. Il en avait profité pour acheter de la lessive et une grande bouteille de gin. Histoire que les 300 mètres de déplacements vaillent le coup. Histoire qu’il n’use pas ses chaussures pour rien.

Il ne trouve pas que la vie vaille le coup d’être vécue, mais bon.

L’odeur du café draguait celle de la lessive dans l’appartement. Dans la moiteur de l’été, par les volets fermés, cette atmosphère enivrante.

La journée est encore loin de se terminer, il reste encore le moment où le soleil va aller se coucher derrière l’église, derrière les grues qui construisent sans cesse. Chacun son dieu, lui n’a de religion que le jour des poubelles. Il regarde les couleurs qui entourent l’appartement. Il pense à des coquelicots, il y a les voitures rouges qui sont sur le parking du quartier, l’hiver, il est boueux. Il pense aux bleuets, parce qu’un mec obèse est en train de pisser contre un poteau, il porte un tee-shirt bleu. Il pense à des tournesols, les publicités d’alcool de la station essence.

Les couleurs des bâtiments, pas vraiment jeunes, pas vraiment vieux, déjà usés par le sale. Les couleurs déjà tristes, déjà fades, la ville fanée. La politique architecturale de la ville avait sûrement rêvé d’éternité pour ces boîtes de différentes matières, stockeuses de corps, gardiennes de cris.

Les couleurs des voitures, fantaisies motorisées, puzzle monotone, qui se vide et se remplit en fonction de la pendule.

Il se souvient qu’il avait prévu d’acheter un programme télé. Il se demandait ce qu’on lui proposait pour la soirée. L’été il s’ennuie. Mais il aime l’ennui. Il s’enveloppe dans le rien du tout. Personne ne vient l’ennuyer. Aller boire un mauvais café sur une terrasse bondée. Ça le dépasse, ça. Aller voir un film au cinéma, le réalisateur en vogue. À un moment, il était au courant, conscient d’être dépassable, à l’affût, aujourd’hui il se love dans le dépassement. Dîner dans un restaurant, avec quelqu’un qui cherche juste à ne pas mourir en solitaire.

Lui, il n’a plus besoin de personne pour le regarder mourir.

Il a aimé une femme. Elle a tout aspiré. C’est elle qui a inventé le vide. Elle est partie.

Il aime s’asseoir sur un banc et penser qu’il aurait dû l’emmener dans un autre pays. Il réfléchit au texto qu’il lui enverrait s’ils étaient allés ensemble dans un autre pays.

“ – Bonjour Sarah,

Je sais que tu refuses de répondre à mes messages et que j’ai reçu une décision de justice qui dit que je ne dois plus t’envoyer de sms, mais comme je passais dans un bureau de tabac, j’ai acheté cette carte sim vraiment esthétique. Je me disais, tu te souviens dans cette ville, sur les hauteurs, au Japon ? Nous étions heureux, je crois, enfin, moi je l’étais. J’espère que tu es heureuse, maintenant. Joyeux Noël.”

Dans la réalité, elle ne s’appelle pas Sarah. Dans la réalité il s’entend encore bien avec elle, donc pas besoin d’acheter une nouvelle carte sim. Dans la réalité ils n’ont pas de souvenirs de voyages en commun et dans la réalité c’est l’été.

L’été qui le fait transpirer. Il fume en caleçon dans son appartement. Il est non-fumeur, mais du genre à avoir un paquet de côté, au cas où il veuille fumer en caleçon dans son appartement. C’est un peu le symbole de la liberté, personne ne risque de le déranger, ou de le surprendre. Il fume en caleçon dans son appartement pour le jeune adulte overbooké qu’il était et pour l’adolescent apeuré par les inspections maternelles.

L’été il ne fait rien. Il ne va pas faire semblant d’être corse ou breton. Il est de nulle part, donc il peut être partout. Pendant une partie de sa vie, il voulait s’imposer, maintenant, il cherche à ne pas déranger. Une fois il avait réservé des vacances sur un site de vacances. Du repos en groupe pour des fatigués comme lui, des lumières de la vie, celles des supermarchés, celles des néons de l’entreprise. Les fatigués des passages piétons, les bonhommes rouges éternels, les fatigués des programmes télé du week-end. Les épuisés des publicités pour enfants.

Il y était allé avec une valise achetée exprès. Il se trouvait moche, trop gros, très seul. Il gardait tout le temps son tee-shirt. Il trouvait ses habits moches. Il était resté 8h avant de mordre un retraité. Son exclusion avait provoqué en lui une envie de nouvelle vie. Les retraités ont un goût salé, maintenant il le sait. Il avait voulu maigrir, s’était inscrit dans une salle de sport, s’était donné un an pour changer. Il n’était jamais allé se muscler le corps. Cette année-là, avait le goût de la fin des idéaux.

Tous les matins dans les draps, il embrasse la solitude, lui demande si elle a bien dormi. Il boit un café noir, et ne déjeune pas. Il parle au miroir taché, à la lumière de la salle du salon, divinité païenne, pas convaincue d’exister. La main à la fenêtre il attend l’heure précise. L’été, les martinets sifflent dans l’air, l’hiver, la zone est muette, juste poisseuse d’un bruit sourd. Il se lève tôt, il prend le deuxième tram, 5h20. Les gens de 5h20 sont sérieux, pas du genre à faire des histoires. Dans le premier tram, il y a les fêtards. Il déteste la fête, encore plus ses acteurs, qui le matin veulent faire durer la nuit, au moment où il veut imposer le jour.

Il porte une chemise à manches courtes. Comme tous les matins d’été. Chaque chemise est associée à un jour de la semaine, rien ne doit dévier cet équilibre. On appelle ça la routine, il ne cherche plus à la briser, avec une vague visite de fabrique de jus de pommes dans un département côtier, le week-end. Il habite loin de la mer parce qu’il a peur de l’eau.

Depuis toujours, pour lui, les grands espoirs ont une espérance de vie de quelques jours.

Son père était mort 10 ans plus tôt d’une grande lassitude concernant les questions de la vie. Sa mère s’était remariée à un homme restaurateur qui vivait en Géorgie. Alors maintenant sa mère vivait en Géorgie. Elle revenait 2 fois par an, pour signer des papiers. Ils se voyaient, à la gare. Ils buvaient un café pendant une heure.

« – Tu peux prendre autre chose qu’un café si tu veux

– Non merci maman

– Comment ça va au travail ?

– Je vais peut être prendre un poste un peu plus haut, mais je vais devoir travailler plus tard dans la journée, alors je ne sais pas

– Tu n’as jamais aimé la journée…

– J’aime bien avoir la deuxième moitié de journée pour être tranquille

– Ah ça, tu es tranquille oui. Tu n’as rencontré personne, ce printemps ?

– Non. Je crois que ce n’est pas le bon moment, avec la crise économique

– La crise économique, c’est toute la vie la crise

– Non mais il y a aussi la guerre…

– Être avec quelqu’un ça te protégerait de la guerre

– J’aime bien être tranquille

– Fais ce qui te rend heureux

– Oui maman

– Tu te souviens quand tu étais petit, on allait dans le parc juste à côté de la gare, tu aimais bien

– Oui maman, c’était bien

Et elle repartait. Elle s’inquiétait pour lui, c’était la seule personne à s’inquiéter pour lui au monde. Son banquier aussi s’inquiétait pour lui mais ce n’était pas pareil. Et les pubs aussi, il savait que contrairement à ce qui était écrit, il n’avait rien de spécial. Les publicités, tout le monde revoit les mêmes. Personne n’est spécial.

Il a l’impression, surtout quand il voit sa mère, d’être devenu un papier à signer.

Quand il termine le travail, il va au parc. Il termine effectivement tôt dans la journée, ce qui lui laisse un temps libre avant le repas du soir.

Il ne fume pas mais au parc oui. Un paquet, nerveusement, comme un malfrat qui attend une valise dans un parc. En habit de travail, il observe les alentours.

Il travaille dans une grande usine de la région. Il est chef d’équipe, ses collègues se moquent de lui pendant la pause repas parce qu’il mange seul. Avant il mangeait avec David mais David a eu un accident de la route et il ne se déplace plus qu’en fauteuil roulant. Ils n’a jamais demandé de ses nouvelles, ils mangeaient juste ensemble.

Quand il est au parc il repense aux grandes conversations de sa vie. Elles ne sont pas nombreuses et c’est trop intime. Alors il repense à tous ses silences. La fois où il n’avait pas parlé pendant une semaine. Parce qu’il n’avait rien à dire à personne. Il parle quand il est chez lui, parce qu’il oublie un peu le son de sa voix. Il parle pour provoquer le silence, il teste ce qui lui reste d’existence.

Une conversation classique avec la boulangère :

« – C’est vrai qu’il fait beau ces jours-ci

– Oui. Ça fait 1 euros et 20 centimes.

– Tenez. Et c’est plutôt bon pour le commerce ou pas quand il fait beau comme ça ? Moi je vois je préfère rester chez moi

– Plutôt bon. Votre monnaie

– Et votre fille alors elle fait encore des études ?

– Non, elle n’en a jamais fait

– Ah je pensais et votre mari il fait encore du vtt, dans les champs près de la voie ferrée ?

– Oui. Bonne journée au revoir

– Je vais prendre un croissant finalement. Vous avez vu la réforme là ? Ça m’énerve moi.

– Voilà. Oui c’est dur

– Tenez l’argent vous pouvez garder la monnaie. Moi j’aime bien la musique

– Tout le monde aime la musique

– Nan moi mon oncl…

– Bonne journée monsieur

Il sait qu’elle fait juste son métier et que ce n’est pas contre lui, mais quand même. Tentant en vain de contenir son besoin des autres, ses moments de manque en devenaient plus flagrants.

Le lendemain matin au comptoir d’un café. Il parle au journal posé sur le côté. Les informations ne lui conviennent pas. L’ennui de l’été, qui prend à la gorge en attendant la retransmission télévisuelle du tour de France, l’après-midi. Le serveur est long à servir alors qu’il est juste à côté. Il sent toutes ses transparences, toutes les zones de vides entre ses côtes.

Il a eu besoin de boire un café en public après sa conversation avec la boulangère et ses courses de cafés de la veille. Les douleurs de la solitude rugissent plus fort, plus souvent. Elles reviennent le hanter à un rythme qui s’accélère comme une respiration.

Il achète trois jeux à gratter au comptoir, le patron met une éternité à le servir en jeux à gratter alors il demande aussi un paquet de cigarettes. Le patron du bar est un sale type, tout le monde le dit dans le quartier. Il y a des affiches pour les réunions du parti d’extrême droite. Il perd à tous les jeux à gratter. Il n’a jamais rien gagné, sauf une fois, une fleur à tombola, il l’avait offert à sa mère. La fleur était morte dans l’hiver et lui il était devenu un papier à signer.

Les types autour de lui disent des choses ignobles sur les femmes. Il y en a une qui ferait mieux de ne pas se promener la nuit, par les ruelles. Une autre qui aime ça. Après une blague sur les blondes. Après ils en ont marre, ils transpirent. Ils commencent à dire des trucs racistes. Des métaphores animalières. Ils transportent encore plus, ils sont déjà en train de boire. À chaque allusion sa tournée, à chaque négation son cul-sec. Il y a des types en chemises, des types en tee-shirt. À chaque gorgée son insulte, à chaque goutte d’alcool transformée en sueur son rire gras. Il n’y a que des hommes. Plutôt vieux. C’est le matin. Certains, comme lui, ne disent rien.

Il note une phrase sur la serviette du comptoir. « Souvenirs d’un pas grand chose ». Son ancien paquet de clopes vides à côté du nouveau. On a toujours du vide pour quelque part et du plein pour ailleurs.

Deux types rentrent dans le café. Ils viennent à côté de lui. Demandent un café. Il y a du silence dans le bar.

Ils sont noirs.

Alors il se jette sur le premier et le frappe au visage par surprise. Il hurle, rien d’intelligible, des insultes, des mots de haine pure.

Il veut se sentir intégré. Il a entendu les autres. Il veut faire ce qu’ils disaient. Ils le regardent. Tout le monde se tait. Des bras le maîtrisent. Il parle, en fait il hurle toujours. Il a envie de faire partie de quelque chose. Il a envie qu’il se passe quelque chose.

C’est ce jour là qu’il est vraiment devenu un pas grand chose.


Nouvelle – Arthur Guillaumot

Visuel – Diego Zébina