François Sagan est une icône, une déesse d’argile, fragile autant qu’incandescente, de glaise et de cendres, elle signe un premier roman, à 18 ans, qui bouleverse respectivement sa vie et la littérature du vingtième siècle. Ce roman c’est Bonjour Tristesse. On est en 1954 et à partir de ce moment, François Sagan va devenir une figure rock, vivant comme elle respire, jusqu’à sa mort en 2004. Toujours à fond, elle mène une vie battante, publiant régulièrement de nouveaux romans. On atteint jamais deux fois la précision féroce de l’adolescence. Elle a visé juste. En hésitant à apposer un nom sur un sentiment, elle avait signé pour les incertitudes, qui toute sa vie allaient lui courir après comme des créanciers. Une sensibilité comme pas deux n’éclosent en un siècle. Quelques addictions. La drogue. La conduite. Un raffinement déjà presque suranné, dans la prose comme à la ville, couplé à une spontanéité, quand-même, du verbe. François Sagan, comète pour de vrai, ne fait pas les choses à moitié, comme dans cette lettre de rupture avec un amant, vraisemblablement imaginaire. 

« Puisque nous ne nous aimons plus, puisque tu ne m’aimes plus en tout cas, je dois prendre des dispositions pour les funérailles de notre amour. Après cette longue nuit, chuchotante et étincelante, et sombre que fut notre amour, arrive enfin le jour de ta liberté. 

C’est alors que moi, restant seule propriétaire de cet amour sans raison, sans but et sans conséquence, comme tout amour digne de ce nom, moi propriétaire cupide, hélas, qui avais placé cet amour en viager — le croyant éternel puisque te croyant amoureux —, c’est alors que je décide, n’étant saine ni de corps ni d’esprit, et fière de ne pas l’être, je te lègue : Le café où nous nous sommes rencontrés. Il y avait Richard avec moi et Jean avec toi, ou le contraire. 

Au coin de la rue d’Assas et de la rue de Seine, nous nous sommes vus, évalués et plu.(*) Tu m’as dit : « Je vous connais sans vous connaître. Pourquoi riez-vous ? » Et je te répondis que je riais de cette phrase idiote. Après, tu m’as regardée, l’air penché ; et mystérieux, croyais-tu. Que vous êtes bêtes, vous, les hommes, et attendrissants à force ! […] Ils sont partis, Richard et Jean, nous laissant là. Tu as pris ma main ou j’ai pris la tienne. Je ne sais pas la suite. L’amour, c’est tellement ordinaire. Je passe sur la nuit. […]

Passons. Il faut passer ; j’ai tant de choses à te léguer. La première maison, ce n’était rien. Nous n’habitions nulle part, nous habitions la nuit. A force d’amour, de cris et d’insomnies, nous devenions phosphorescents de corps, exsangues. Je devenais femme vestale. Des cigarettes abandonnées brûlaient doucement, comme moi, dans la nuit, sans s’éteindre. Tiens, je te lègue ça : un de ces mégots si long, si écrasé, si significatif. Te voilà bien loti : un café triste et un mégot. Je cherche des traces et je trouve des symboles. Je te hais. Comme toi, à l’époque, par moments, tu me haïssais. […] Jaloux, oui, tu l’étais. Je te donne les lettres que tu as lues en douce, que tu n’as pas voulu détruire, par orgueil, par virilité, par bêtise. Et moi, qui savais que tu savais, je n’osais plus, non plus, les jeter. Il y a un instant de l’amour, inévitable, où le pur instinct le plus pur devient mélodramatique ; et nous étions si convenables… Convenables, quel blasphème ! Convenables, que dis-je. Je n’en peux plus de tous tes airs d’homme. J’aimais l’enfant en toi, et le mâle et le vieillard possible. Pas cette figurine. […] 

Et puis l’imaginaire. Tu te rappelles ce dessin que nous avions tracé ensemble, un soir triste, sur un double papier et sans nous consulter ? C’était le même. Oh oui, je te le jure, nous nous sommes aimés. Deux lits de fer sur une plage. Deux têtes, l’une couleur de paille, l’autre, de fer. Deux corps au dessus de la mer interdite léchant les pieds du lit. Tu avais acheté un pick-up. J’ignore quel disque tu y mettais. Moi, mon seul air, mon grand air, c’était ta voix, ta voix disant, « je t’aime ». Toi, tu avais dû prévoir du Mozart. Les hommes stylisent volontiers tandis que leurs femmes hurlent silencieusement à la lune. A ce sujet, tu avais oublié le soleil sur ton dessin ; jaune poussif, jaune poussin, jaune possédé, il éclairait le mien de ses rayons trop crus.

Tant que j’y suis, je te lègue ces mots embrouillés, confus, mortels, grâce auxquels tu m’expliquais tes absences. Je te lègue les « Rendez-vous d’affaires, démarches indispensables, contretemps fâcheux ». Ah, si tu savais, si tu avais su à quel point ces contretemps s’appelaient « contre amour », et ces démarches « férocité(s) ». Je te lègue aussi les « Tu ne t’es pas ennuyée (*) ? », les « Je suis désolé » qui suivaient ces contretemps. Oui, je m’étais ennuyée, non, j’étais plus que désolée. Je feignais de dormir. Je te lègue les draps où tu te réfugiais si soucieux, toi si bohème, de ne pas les secouer. Tu dormais. J’attendais que tu dormes pour ouvrir mes paupières. 

Et puis, mon amour, je crois qu’il me reste à te léguer ces mots si lourds d’électricité. Tu me disais « Tu ne dors pas, tu veilles, tu ne peux pas rêver. Le sommeil est un miel qu’on ne peut refuser. Tout cela n’est qu’un rôle. Je veux te voir dormir. » Tu avais raison, tu étais raisonnable, moi pas. Mais qui a raison, là, dans ce domaine ? Je te laisse la raison, la justification, la morale, la fin de notre histoire, son explication. Pour moi, il n’y en a pas, il n’y a jamais eu d’explication au fait terrifiant que je t’aime. Ni, non plus, pas du tout, mais pas du tout à ce que cela prenne fin. Et nous y sommes…

Ah, j’oubliais les coquillages. Tu te souviens de ces coquillages ? Parce que tu m’en voulais ; de quoi ? De cette plaie ouverte qui était notre passion, comme je t’en voulais moi-même. Nous nous étions jetés alors sur ces coquillages lugubres dont nous avions couvert nos oreilles pour ne plus nous entendre, pour ne plus entendre, en fait, le ressac de la mer, le ressac de l’amour et nos voix trop haut perchées tentant de surmonter le vent. Ces coquillages, donc, sont restés là, sur place, ou rejetés par nos mains puissantes et périssables lorsque nous avons admis ensemble, à force de nous voir devenus aveugles, sourds-muets et tristes, qu’ils étaient ridicules. Je te lègue ces coquillages. Ils sont sur la plage, ils t’attendent. C’est un beau cadeau que je te fais là. J’irai bien moi-même sur cette plage où il plut tant, où nous nous plûmes si peu, où rien n’allait plus. 

Je ne te lègue plus rien. Tu le sais, il n’y a rien d’autre à léguer, rien de compréhensible, rien d’humain ; surtout rien d’humain, parce que moi, je t’aime encore, mais cela, je ne te le lègue pas. Je te le promets : je ne veux pas te revoir. (…) »