L’artiste brésilienne Carolina Bianchi présente au Maillon le premier chapitre de sa trilogie Cadela Força : La Mariée et Bonne nuit Cendrillon. Elle trace un pont entre l’Histoire des performeuses féministes, et celle des violences sexuelles et des féminicides. Accompagnée de la compagnie de danse Cara de Cavalo, elle mêle conférence et performance dans un troublant exercice de mémoire, où le corps est au cœur de toutes les attentions.

Un écran géant et un table simplement ornée accueillent le public. Carolina Bianchi débarque et présente son projet : Cadela Força – Force Salope en français – sera l’anthologie de la violence faite aux femmes. Il s’agit de la faire surgir au théâtre et de lui donner son caractère le plus cru. Elle se compare à Dante décrivant les Enfers dans la Divine Comédie.

« Dans toute volonté de savoir, il y a de la cruauté »

Les références artistiques lui permettent de tisser ses liens. Elle démarre par les peintures de Boticelli. Le peintre italien a repris la légende de Nastagio, un noble n’arrivant pas à séduire la femme qu’il aime. Il rencontre un cavalier pourchassant une femme, puis la tuant, dévoré par ses chiens. Une chasse qui recommence inlassablement : les deux étant condamnés car la femme avait, elle aussi, refusé les avances du cavalier. Lorsque Nastagio montre à sa belle cette chasse, elle prend conscience de ses actes et accepte le mariage. L’amour envers les femmes est une histoire de violence. L’image de cette femme dévorée par des chiens, la même que Eliza Samudio, 25 ans, étranglée, découpée puis jetée aux dobermans par le gardien de but brésilien Bruno Fernandes. Condamné en 2013 à 20 ans de prison, il en est sorti en 2019. Le monde est resté sale et violent envers les femmes.

Christophe Raynaud de Lage

Carolina Bianchi transmet les histoires de celles qu’on a oubliées. « Le théâtre est un lieu où l’on ressuscite les morts« . C’est tout naturellement alors, dans ses recherches sur les performeuses féministes, qu’elle s’intéresse de près à l’histoire de Pippa Bacca, La Mariée, artiste italienne violée et tuée en 2008 lors d’une performance itinérante. Elle et sa comparse avaient pour projet de traverser en auto-stop tous les Balkans, de Milan à Jérusalem, vêtues d’une robe de mariée et n’ayant pas le choix de refuser de monter dans une voiture. Un destin tragique qui interroge l’artiste brésilienne : parlerait-on d’elle si elle n’était pas morte ?

« monter une pièce assez crue pour montrer ce que c’est de vivre constamment dans la peur« 

Christophe Raynaud de Lage

Alors qu’elle critique la vision de l’art et de la femme de Pippa Bacca, Carolina Bianchi donne une seconde strate à son spectacle. Il ne s’agira pas que d’une conférence mêlant art et féminicides. Elle aussi performera ce soir. Sur scène, elle ingère de la « drogue du violeur », du GHB, connue au Brésil sous le nom de Boa Noite Cinderela – Bonne nuit Cendrillon. Elle s’endormira sous peu. Si cela fonctionne, la compagnie Cara de Cavalo prendra le relais, sinon, elle continuera de lire ses 500 pages de recherche.

Christophe Raynaud de Lage

Une manière de figer le temps, de figer l’acte. Nous serons avec elle tout le long de l’effet de la drogue, et nous assisterons, impuissants, à sa transformation en victime potentielle. « L’artiste doit s’auto-saboter« . Cette drogue ne fait pas juste dormir, elle altère la mémoire, elle brouille les pistes, elle rend coupable de ne s’être rendue compte de rien. « Se réveiller ce n’est pas forcément se souvenir« . Quelque chose reste pourtant. L’odeur. L’odeur inoubliable de l’oubli sous la langue.

Carolina Bianchi travaille la performance non comme une catharsis mais comme une mémoire

Christophe Raynaud de Lage

Carolina Bianchi juge le viol comme une affaire de pouvoir, non de sexe et encore moins de désir. Les violences sexuelles et les féminicides ne sont pas explicables. « Ils sont le langage de ceux qui le comprennent ». L’artiste ne croit pas à la guérison, à la revanche, à la catharsis. Pour elle rien ne pourra venir à bout des dégâts subis.

Christophe Raynaud de Lage

Cadela Força : A Noiva e o Boa Noite Cinderela est un spectacle acharné et radical, d’une écriture et d’une intelligence rare. La conférence, la performance, la danse, chaque partie apporte des flammes différentes à la lutte qui se joue sur scène. Carolina Bianchi souhaitait « monter une pièce assez crue pour montrer ce que c’est de vivre constamment dans la peur« . Un pari impossible, mais dont elle s’approche. Elle nous rappellera que son acte n’est pas courageux, qu’il n’y a aucune bravoure à prendre du GHB et à dormir sur scène. Elle voudrait se détacher de cette image de l’artiste héroïne, et trouver une autre forme artistique, plus poussée encore vers sa volonté.

Car il ne s’agit pas de jouer, de dire, de raconter, de montrer, mais de faire ressurgir les féminicides, les viols, les agressions. Ce n’est ni du théâtre, ni du vrai. Carolina Bianchi travaille la performance non comme une catharsis mais comme une mémoire, et elle confère au spectacle vivant une puissance qu’il a rarement côtoyé.

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Conception, écriture, dramaturgie et direction artistique Carolina Bianchi
Avec Larissa Ballarotti, Carolina Bianchi, Alita, José Artur Campos, Joana Ferraz, Fernanda Libman, Chico Lima, Rafael Limongelli, Marina Matheus
Traduction pour le surtitrage Larissa Ballarotti, Luisa Dalgalarrondo, Joana Ferraz, Marina Matheus (anglais), Thomas Resendes (français), Niki Graça (allemand)
Dramaturgie et recherche Carolina Mendonça
Direction technique, musique originale, son Miguel Caldas
Lumière Jo Rios 
Scénographie Luisa Callegari
Costumes Carolina Bianchi, Luisa Callegari, Tomás Decina
Vidéo Montserrat Fonseca Llach
Vidéo du karaoké Thany Sanches
Entraînement du corps et de la voix Pat Fudyda, Yantó
Collaboration artistique Tomás Decina
Dialogue sur la théorie et la dramaturgie Silvia Bottiroli
Soutien à la production et à la régie plateau AnaCris Medina
Direction de production et administration de tournée Carla Estefan
Diffusion internationale Metro Gestão Cultural
Production : Metro Gestão Cultural (Brésil), Carolina Bianchi y Cara de Cavalo
Durée : 2h30
Dès 18 ans

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Photo à la une de Christophe Raynaud de Lage.

Josh