Depuis le 1er janvier 2021, Julia Vidit est directrice du Théâtre de la Manufacture à Nancy. En trois ans, elle a apporté son identité au Centre Dramatique National, autour des formes itinérantes et en pensant le théâtre comme un lieu de transformations individuelles et collectives. Du 21 au 24 mars prochain aura lieu la troisième édition de Micropolis, le temps fort qu’elle a lancé. Alors on a discuté. 

Notre article détaillé sur le programme de Micropolis.

Julia, on est bientôt à la fin de votre mandat, quel regard vous portez sur les années qui viennent de s’écouler ? 

Je regarde avec plaisir le travail accompli. C’est un grand chantier, c’est long, il faut être humble par rapport à l’aventure. On est presque à la fin, le mandat va jusqu’à fin 2024. 

Qu’est-ce qui vous a surpris, dans cette tâche ? 

Tout est surprenant. Avant, j’étais indépendante dans une association, dans une compagnie. Ici l’équipe est conséquente, avec plus de 20 personnes. Il faut faire passer le désir et l’aventure à cette équipe, pour qu’on aille tous ensemble vers la réalisation de cette aventure, qu’on la vive et qu’on en profite. C’est le plus grand défi. 

Quel a été le principal chantier à votre arrivée ?

C’est celui-ci. De réussir que l’équipe soit ensemble au service du projet que je propose. Donc de leur expliquer le projet, de le rendre vivant et clair. 

Quelles sont les plus grandes difficultés quand on arrive à un poste aussi important, en qualité d’artiste, les deux sont facilement conciliables ?

On apprend à le faire. On se pose beaucoup de questions, sur la façon de le faire. Quand on met en œuvre un projet dans une maison comme ça, on peut sans doute considérer que c’est aussi une orchestration, une mise en scène. Ce n’est pas la même chose, mais c’est, comme dans un spectacle, la mise en œuvre d’une aventure collective. Un spectacle c’est plus resserré, là on est sur du temps long. Pour concilier les deux, j’essaie de faire en sorte que l’un nourrisse l’autre. De faire en sorte d’avoir une organisation du travail qui libère du temps pour que je puisse penser mon travail de mise en scène. C’est un apprentissage de tous les instants. Ce n’est pas du tout évident, mais c’est très excitant. 

“C’est un apprentissage de tous les instants.”

On peut dire que la direction d’un tel lieu est une fonction artistique ? 

Oui, on est une maison de production, donc notre mission première est de créer des œuvres. Et donc les œuvres des autres. C’est en temps qu’artiste que je choisis les artistes, c’est en temps qu’artiste que je m’adresse à eux, c’est en temps qu’artiste que je m’adresse à l’équipe. Donc je pense le travail avec un point de vue d’actrice. Je ne suis pas une cheffe d’entreprise de formation. C’est la plus grande qualité et le plus grand défaut à la fois. Mais je me forme et je suis accompagnée. Le travail vu par un artiste, c’est une vision différente de celle de quelqu’un issu du monde du travail au sens “torture”. 

Depuis le début de votre mandat, il y a l’idée de la maison autour de la Manufacture, une façon de proposer un abri à d’autres artistes, comment ça s’est passé pour choisir les artistes associés ? 

Je pense que c’est une affaire de parcours, de rencontres. Au cours de mon chemin, j’ai croisé des artistes avec qui je sentais une proximité. Si j’essaie de définir cette proximité, elle passe par le fait que tous les artistes qui sont associés sont des artistes qui pensent l’adresse. C’est-à-dire qu’ils créent pour s’adresser aux autres. Ce ne sont pas des artistes qui s’adressent à eux-mêmes. Ça je crois que ça ne m’intéresse pas beaucoup. Ce sont des artistes qui interrogent le monde dans lequel ils vivent et pensent des formes qui seraient juste dans le monde dans lequel ils vivent. L’artiste, son travail, c’est de créer des formes justes et qui soient en adéquation avec le fond. C’est le dénominateur commun du choix des artistes associés ici. Je parle de l’adresse parce que le mission des Centres Dramatiques Nationaux c’est d’être accessibles au plus grand nombre. Donc c’est des artistes qui se posent la question de s’adresser à tout le monde. C’est difficile de trouver des artistes qui ont plusieurs degrés de lecture, avec un premier degré de lecture qui soit accessible à tous. 

Notamment parce que l’accessibilité est souvent un fantasme. 

C’est vrai. Moi je suis très intransigeante là-dessus. Objectivement, peu de gens vont au théâtre. Notre travail avec l’équipe du théâtre, c’est de faire venir le plus grand nombre et d’être représentatifs d’une société dans laquelle il y a beaucoup de personnes pauvres et en situation d’exclusion. Je ne voudrais pas qu’un spectateur sorte d’une pièce en disant qu’il ne reviendra jamais. C’est un immense risque. L’expérience doit toujours être à la hauteur, il doit toujours se passer quelque chose. Pour revenir sur cette image de la maison, c’est un endroit où on peut venir, et se transformer en venant. On se transforme parce qu’on rencontre une œuvre, des gens, des artistes… Il se passe un truc humainement qui fait du bien. Il y a peu d’espaces comme ça aujourd’hui. Il y a aussi les bibliothèques, les fêtes foraines ou les forêts. Des espaces de résistance vu le monde dans lequel on vit. 

J’ai l’impression que ce qui motive votre démarche, c’est de faire du théâtre un lieu de proximité, de rencontres, d’identification, c’est juste ? 

Et de transformation ! De liens. C’est aussi pour ça qu’il y a des formes qui sont ouvertes à une pratique artistique amateure, avec la création partagée notamment. Et puis il y a les formes itinérantes, qui nous donnent l’occasion d’aller hors des murs, en périphérie ou en zone rurale. C’est une façon de rencontrer d’autres spectateurs, d’autres spectatrices, qui viendront peut-être, — ce n’est pas une obligation, à la maison-mère. 

“Il y a une urgence à ce que chacun agisse.” 

Et parfois, ils s’aventurent ailleurs. Nancy est une ville de théâtre, avec des lieux multiples pour le spectacle vivant. Quelle est la voix de la Manufacture, à votre avis, dans cet écosystème ?

C’est clairement le théâtre de textes et d’acteurs. C’est le lieu de la parole. Je suis très attachée aux mots et aux textes. C’est un lieu pour oser dire, pour oser prendre sa place. Les mots sont une force. C’est ce que nous enseigne le théâtre. 

Oser dire, ça veut aussi dire être un espace en mesure de recevoir et de porter une parole. 

Exactement. Je pense que le théâtre donne la puissance d’agir. Je l’ai évoqué dans le dernier édito sur la révolution, où j’invitais à répéter la révolution. Quand on voit d’autres agir, on peut agir soi-même. Il y a une urgence à ce que chacun agisse. 

Micropolis, c’est un format que vous avez lancé, autour de l’itinérance, pourquoi est-ce que c’est si important pour vous, l’itinérance ? 

Ça part d’un constat très froid. Dans les salles de spectacles, la population présente ne représente pas la population française. Avant même d’arriver ici, quand j’étais actrice, puis metteuse en scène, je faisais déjà le constat que les salles étaient exclusivement blanches, composées en grande partie de personnes âgées et de scolaires. Le covid l’a mis en évidence. La solution, selon moi, c’est de rencontrer les gens là où ils sont, puisqu’ils ne viennent pas dans les lieux, qu’ils voient comme des cathédrales fermées, élitistes, inaccessibles. 

Et qui ont longtemps été, il faut le dire, pensés comme tels. 

Voilà. Le fait de se déplacer en dehors du lieu est un signe de désir de rencontre et de relation de notre part, sur des territoires plus lointains. Le but, c’est d’aller dire qu’il est possible pour tout le monde et partout de prendre place. Le penseur Jacques Rancière parle du spectateur émancipé, il explique qu’on renarcissise le spectateur quand on va le voir là où il est. On lui dit qu’il existe. L’acteur, quand il joue, regarde celui qui le regarde. L’acteur n’est pas le seul Narcisse. Il y a des territoires sur lesquels il ne se passe rien. La semaine dernière, sur Dépôt de bilan (création qui tournait en Meurthe-et-Moselle début mars, ndlr) des gens sont venus me voir pour me dire que ça faisait du bien que quelque chose se passe dans la salle polyvalente du village, parce qu’ils n’ont pas forcément l’envie, les moyens, ou l’énergie de retourner à Nancy le soir. Ça fabrique quelque chose entre les gens aussi, qui nous dépasse, on est juste là pour être l’étincelle. 

“Je crois en mes risques.”

Vous l’identifiez comme une responsabilité pour un lieu culturel, aujourd’hui, de créer du lien, et pas seulement de remplir la salle ?  

Je pense que c’est dans notre mission de le faire. Le théâtre doit échapper à une logique de consommation, donc oui. D’ailleurs, je ne ferais pas la même programmation si je pensais juste à remplir la salle. Récemment un spectateur m’a dit qu’il faudrait “des stars, des gens qu’on connaît”. Je me suis dit que sa demande était légitime. Je me suis demandé ce que je pouvais lui conseiller. Je m’en suis voulu. Mais en fait pour moi les artistes qu’on accueille sont des stars. Des experts de ce qu’ils font. Aujourd’hui, il y a beaucoup moins de “stars” qui savent faire du théâtre. Il y a 10 ans, il y avait encore des gens comme Michel Piccoli, qui savaient jouer sur scène et à l’écran. Mais quelqu’un comme Geoffrey Rouge-Carrassat, est une star dans son domaine, quand tu le vois jouer, c’est hallucinant. 

Comment s’est construite la programmation de cette troisième édition de Micropolis ? 

C’est très empirique. Je vois des spectacles qui me touchent. Il y a des spectacles dans lesquels on a cru, pour lesquels on a mis des moyens pour les aider à se créer. Donc il faut y croire avant de les voir. C’est un risque, mais je crois en mes risques et je les défends. Pour Micropolis, il y a l’idée de s’adresser à tout le monde, notamment aux familles. Il y a aussi l’idée d’être en prise avec le monde. Il y a évidemment la limite des moyens, qui forcent à faire des choix, souvent subjectifs. De nombreux spectacles pourraient avoir leur place dans Micropolis, mais il faudrait plus de temps, d’argent, d’espace, donc on délimite. Cette année, il y a des compagnies implantées dans la région, d’autres qui viennent d’ailleurs, il y a un créateur anglais sur L’addition, coproduite avec le festival In d’Avignon et le CCAM (Scène Nationale de Vandœuvre-lès-Nancy, ndlr). Il y a Seuil, qui est un texte de Marilyn Mattei, qui est artiste associée, c’était important pour moi qu’on entende son écriture. Il y a la compagnie Logos, qu’on accompagne avec Le pain de la bouche, qui a fait la création Collège. Il y a Canines de Lait, qui est la création Territoires de Charlotte Lagrange, qui revient pour finir dans la maison mère. Il y a des formes qui finissent ici, d’autres qui démarrent, des choses d’ailleurs. Les hamsters n’existent pas, c’est une coproduction du NEST à Thionville, avec l’idée de montrer des productions portées par des lieux qui sont dans la région. Il y a La saga de Molière, qui est un collectif féminin sur lequel j’ai eu un énorme coup de cœur à Avignon. Je pense qu’il y a un panel très large. Souvent, ça vient d’une envie de partage, quand je vois quelque chose qui me touche, j’ai un désir que ça soit vu. 

Qu’est-ce qui aura lieu pour la première fois lors de cette édition de Micropolis ? 

Il y a les podcasts de Quartiers libres qui vont être lancés. On lance les quatre premiers et on découvrira pendant le festival les Quartiers Libres 5 et 6 sur les travailleurs du bâtiment, et sur les travailleurs de la nuit. Il y a aussi les ateliers de pratique, celui sur la fabrication du pain le dimanche matin et un atelier d’écriture, c’est nouveau. On va manger plus volontiers sur le site, ça sera plus facile. Ce qui est nouveau aussi c’est l’expérience ! C’est la troisième édition, je pense que l’équipe s’approprie de plus en plus ce temps fort. On ne fait pas plus, mais on fait mieux.

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Interview par Arthur Guillaumot, au Théâtre de la Manufacture, le 18 mars 2024.